LE DERNIER DES MOHICANS

par Alain Korkos

 

Editions Thierry Magnier, novembre 2000.
Recueil collectif en faveur du prêt gratuit en bibliothèque.

1965, porte d'Aubervilliers, Paris.

 

     J'essayais vainement d'enseigner à mes compagnons de jeu la vie des Indiens pour de la vraie, telle que je l'avais découverte dans une version abrégée du "dernier des Mohicans". Mais la bande me fit vite comprendre que mon air de monsieur-je-sais-tout ne pesait pas bien lourd face à ce redoutable concurrent que certains d'entre nous avaient la chance de posséder : la télévision. La série "Rintintin" s'imposa dès lors comme référence absolue dans nos batailles de cow-boys et d'Indiens, et je devins le redoutable Aigle Noir.

 

     Les Apaches, juchés sur leurs mustangs, tournaient autour du cercle des chariots. Ils poussaient des hurlements atroces et tiraient des flèches enflammées pendant que la cavalerie étazunienne ripostait à coups de Winchester. Mes vaillants frères Peaux-Rouges tombaient de leur monture pour mordre la poussière, les infâmes Tuniques bleues s'écroulaient la poitrine transpercée, et tout le monde ressuscitait dans l'instant pour continuer le combat. La Grande-Ligue-Iroquoise contée par Cooper était loin. Quand soudain une grande, une vieille d'au moins seize printemps, vint brusquement interrompre le carnage. Elle cria pouce, et Monument Valley redevint bout de trottoir au nord-est de Paris.

 

     - Qui veut faire partie d'une troupe de louveteaux ?

 

     Je ne savais pas de quoi il s'agissait, mais je dis oui à la Visage-Pâle. Par curiosité.

 

     Quelques jours plus tard, nous étions plusieurs à nous retrouver dans la pièce principale d'une maison délabrée de l'usine à gaz du boulevard Ney. Là, on nous apprit que le louveteau, revêtu d'un costume bleu, s'employait à construire des ponts de bois dans la forêt et à dormir sous une tente de camping après avoir mâché des nouilles mal cuites sur un Butagaz. On nous expliqua qu'il était toujours prêt, et qu'il devait servir Dieu. Mon premier réflexe fut de fuir. Je dirigeais mon regard vers la porte, allais m'y précipiter quand je remarquais cette armoire et son battant entrebâillé laissant apercevoir des tranches de livres. Je m'approchais…

 

     - Tu peux être responsable de la bibliothèque, si tu veux, susurra la perfide Visage-Pâle, rousse de surcroît. Elle avait du sang irlandais, sûrement.

 

      …J'ouvris en grand l'armoire. Sur les rayonnages, des vieux exemplaires de la Bibliothèque Verte à couverture unie, évocation de la purée aux pois cassés de la cantine. Sauf que derrière les pois cassés se cachaient "l'Île au trésor", "la case de l'Oncle Tom", "Robinson Crusoé", "les Trois Mousquetaires", "Sans Famille" et "les Voyages de Gulliver".

 

     - D'accord, répondis-je.

 

     C'est ainsi que je lus tous ces chefs- d'oeuvre, dont j'avais jusque-là ignoré l'existence. En contrepartie, l'indien que j'étais dut revêtir un uniforme, apprendre à faire des noeuds compliqués, confesser des péchés inventés et déguster des spaghettis à la colle.

 

     Les Pataugas me meurtrissaient les pieds, le béret abîmait mes plumes. Aussi, j'abandonnais bien vite la caserne des louveteaux pour rejoindre les espaces quasi infinis de la bibliothèque municipale, située derrière la mairie du XVIIIème arrondissement. Là-bas, il était permis d'emprunter trois livres par semaine. En dix ans, j'ai donc ramené chez moi un petit millier d'ouvrages qui me seraient à jamais restés interdits s'il m'avait fallu les acheter. Grâce à une carte gratuite parsemée de coups de tampon dateur, je me suis immergé dans "le Tour du monde en quatre-vingts jours" et "Vingt mille lieues sous les mers", "les Misérables", "Malpertuis" et toutes les nouvelles de Jean Ray, les "Histoires extraordinaires" de Poe, "le K" et "le Rêve de l'escalier" de Dino Buzzati qui m'a inoculé le virus de l'écriture. J'ai lu Borges, Maupassant, Queneau, Vian, Prévert, Villon, Kawabata, Kafka, Kessel, Cervantes, Albert Londres, Agatha Christie, Gaston Leroux, Georges Perec et bien d'autres, sans bourse délier. J'ai aussi découvert la peinture, l'architecture, l'histoire et la géographie que l'école n'avait pas eu le temps de m'enseigner.

 

     Le temps a passé, j'ai déménagé. Aujourd'hui je peux acheter tous ces livres et même, j'en possède quelques-uns dans la coûteuse collection de La Pléiade. Je fouine aussi dans les brocantes à la recherche d'opuscules aux couvertures purée de pois cassés, et je vais parfois à Amsterdam admirer des Rembrandt ou à la National Gallery de Londres pour contempler les Canaletto.

      Pourtant, je suis inscrit à la bibliothèque de ma commune. Ce matin, mon fils y a pris deux albums de Zig et Puce et moi j'ai emprunté le chef-d'œuvre de James Fenimore Cooper en Folio Junior, avec des gravures sur bois de M. Andriolli datées de 1883. Je le rendrai dans une semaine et probablement, un enfant qui me ressemble l'empruntera à son tour. Gratuitement. Il se rêvera en coureur de bois nommé Uncas, il sera le dernier des Mohicans.

 

 

 

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