Yves Heurté

 

 

 

 


L'enfant à quai

La marée monte lentement
Comme une vieille, dans le port.
Les taches de mazout
Nées d'un rien
sont plus belles, ma mère,
que tes vitraux d'église.
Je marche, nus pieds, sur le quai
entre les vieux cageots de langoustes et ces crabes
qui regardent passer, du bout de leurs yeux verts,
mes caravelles ensongées,
mes mensongères caravelles.

 

 

 

 

Au refuge

La porte grince en tyrolienne.
Un troupeau bêle ses poèmes.
La paille sent l'odeur de nuit
et les étoiles grillent
comme un sac de châtaignes.

On se caresse d'amour,
on parle, mais la fille
pense encore aux montagnes.
Le chien sent trop le chien
mais vous regarde à l'aise
faire ce que vous savez.

 

 

 

 

Cherche en toi la Mer,
aime-la.
A la nommer, ton Verbe
ressuscitera.

Trouve en toi la femme
consume-la.
A la chanter ton Verbe
Ressuscitera.

Ne crains pas la Nuit.
Peuple-la.
A l'abjurer, ton verbe
ressuscitera.

Vis bien ta mort.
Habille-la de mers
de femmes et de nuits.
Ton verbe alors te ressuscitera.

 

 

 

 

Bord de mer

Vint à marquer l'écume
le frottement menu
des pieds d'une fillette
qui gambadait.

Ses petits seins en mains
comme on serre un bonnet
au sortir de l'école
pour qu'on le vole, elle jouait.

Fut roulée sur la plage
par un mousse du port
qui sentait la marée
et le large. Ils riaient.

Leur lit se couvrait d'îles
Ils étaient le rivage
L'un de l'autre et des draps
de sable les bordaient

 

 

 

 

Dansez donc

Dansez donc, mais dansez
dans la légèreté
ivre morte des temps!

 

 

 

 

Femmes de dures sèves,
sucs d'absinthe froissée,
résines d'abattage
sous la fougère mâle.

Femmes habiles des reins
sous l'homme de pouvoir
maîtresses aux levains
d'ancestrales mémoires,

bonnes d'auberge aux seins pesants
dont le rire en cassant les verres
libère l'homme sur les routes
et ses fantasmes sous le vent,

vierges frêles aux parfums d'érable
vieilles filles donnant donnant
ou jeunes pucelles à nos tables,
toutes femmes à poètes
O toutes nos délices.

 

 

 

 

On a trop dit d'insignifiances
trop infligé de faux poètes
trop loué ce qui luit, caressé le paraître
noué d'éloges trop de gorges
trop chanté tous ceux qui enseignent
trop enseigné ceux qui déchantent.

Mais, bon Dieu, que remontent
les rumeurs enfouies, les jurons
du vent sur l'incendie,
l'orage en fuite ou ce silence
de la vague océane avant l'écrasement !

 

 

 

 

Diable au charnier

Le diable de passage
(Il vient là si souvent)
dans le charnier choisit
la plus jolie poupée.

Il la met debout dans la neige
droit sur ses jambes et dit:
"Pour être là, tu n'a pas été sage
avoue ce que tu as fait".

"Moi? Rien, dit-elle,
simplement je vivais !"
"Non. Tu perpétuais
le crime d'innocence"

Tristement la remet au tas
"Moi aussi, je suis innocent
mais malheureux plus que quiconque
car qui m'en punira ?"

 

 

 

 

Fragilité, tu m'as fait naître
amoureux de ces quais où se nouent les sillages.
Je suis toujours parti,
sûr de ne rien trouver qu'on ne sache d'avance
mais porteur de matins débordant d'inconnu,
de rideaux de théâtre attendant de s'ouvrir,
comme on déshabille une femme,
sur quelque pièce étrange où l'on s'est reconnu.

Voyager toujours, voyager! Mener sa tête ailleurs
sur les pistes du feu, les brumes d'archipels
tous porteurs d'impossibles accessibles.
Puis se retrouver là, sur le quai du retour,
nu de part ses voyages,
au milieu de ces gens qui jamais ne sauront
ni les bonheurs profanes
ni les doutes du soir dans la frayeur des temps

 

 

 

 

Il est des femmes, dans les draps,
lisses et vertes reinettes
aux goûts acides sous les lèvres
quand on les croque à pleins bras.

D'autres, sous l'homme en perdition
sont tempêtes de sels et de sexe.
Leurs yeux s'allument hors des passes
comme les feux des naufrageurs.

Certaines, on dirait des grillons
Qui croient crisser l'amour secret,
mais la chouette leur répond
cachée derrière la fenêtre.

Toutes font leur chemin,
Sans nous montrer le nôtre, toutes
nous abandonnent au fond d'un doute
dans l'épilogue d'un matin.

 

 

 

 

Si vous croyez que c'est facile d'être l'idiot
devant tous ces gens qui répètent:
"On n'en f'ra jamais rien."

Si vous croyez que c'est facile
D'être un fasciste au crâne plat
Pour éviter que l'on vous dise:
"Ton pays, tu n' l'aimes donc pas"?

Si vous croyez que c'est facile
De tuer une ville au laser
Comme on fait sa grosse bêtise
"N'avaient qu'à pas habiter là"!

Si vous croyez que c'est facile
D'être nervi, politique, aviateur
Juste pour ce petit bonheur
De ne plus paraître imbécile?

 

 

 

 

L'étoile du matin
au verso de la vitre
ferme son œil et feint
de rire pour mourir.

Dieu n'aura plus que moi
à l'heure du café.

 

 

 

 

La mort n'a pas ce goût de genêt
Amer, ni cette odeur subtile de l'oiseau
qui traverse la nuit.

Elle n'est même pas cette ombre du chat noir
descendant lentement vers la cave.
Elle n'est rien, en somme, la mort.

Un grain fou tombé du silence
Sur une dune noire,
un sommet d' ignorance
sur le val plat d'un drap.

 

 

 

 

La nuit retourne…

La nuit retourne deux bols noirs
sur tes seins endormis.

La chatte sur le drap
flaire une odeur de vie.

La fête était parfaite,
parfaite la défaite.

 

 

 

 

Le colleur d'affiches

Ombre parmi les ombres et ses mots roulés sous le bras,
le nez collé sur une cigarette froide, de mur en mur traînant sa toux,
ses morves du passé dans la morgue du temps, il se crie :
"Ils m'ont fait ça !"

Quand, où , comment, il ne sait pas,
mais ce sont eux, il les a vus
dans le petit matin des bars
ou sur le pas des portes.
"Ils m'ont fait ça !"

D'ailleurs c'est dit sur ses affiches
dont il bâillonne les mots des autres.
(presque les mêmes qu'il ne lit pas)
Il colle il colle il colle
dans les ruelles et sur le port
Et aussi sur la grue de la nouvelle digue
qui rampe entre les mats.
"Ils m'ont fait ça !"

Son père aussi collait, mais c'était pour les rouges
en ce temps là. Mais lui, c'est pour le Front.
"T'en fais pas, disait le vieux ! Un beau matin t'éveillera
dans les draps blancs de la justice
sociale et d'une belle fille.
Plus de voyous, plus de misère". Résultat ?
"Ils m'ont fait ça !"

Ces rues qui ne mènent à rien.
Ces matins qui ne vont nulle part.
Ces nuits pleines de nègres et d'arabes
Qui sortent des boites et rigolent
en grillant notre argent.

Et sur la mer, ces bateaux blancs,
les bateaux blancs des autres
et sur les quais, pantalons blancs…
"Ils m'ont fait ça" !

Et toi tu marches et toi tu colles
gratos pour le Front, pour l'honneur, et toi tu traînes
seaux et pinceaux
en écoutant passer les trains des capitales
qui se foutent de toi d'un long coup de sifflet.
"Qui m'a fait ça ?"

Et voilà qu'en se retournant, il repère
une ombre qui le suivait,
décollant ses affiches.
Tu fais ton coup dans l'ombre, eh, Mohamed,
mais on t'a vu !
On va t'allumer par derrière,
plonger ta sale gueule dans la colle
et t'en faire bouffer à crever !

Tiens, ça ne respire plus ? Tiens, ça laisse tomber
ses bras ?
Merde, alors, un blanc, et même
un gars sympa de son quartier.
Et s'il avait raison, le père ?
Et s'il avait raison, l'autre idiot
de tout décoller ?
"Moi, j'ai fait ça ?"

 

 

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