Yves Heurté

 

Le jeune homme et la Guerre :
Journal 1940 -1945

 

 

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© Yves Heurté, 2000


 

Un journal d'adolescence en temps de guerre...

     Yves Heurté a déjà une bibliographie impressionnante : il a publié des romans, de la poésie, du théâtre chez Gallimard, au Seuil, Rougerie, L'Avant-Scène... Mais parmi ses manuscrits, il en est un que les éditeurs ont refusé. Non à cause d'un éventuel défaut de qualité, mais parce qu'il était politiquement incorrect.

     Yves Heurté est entré dans la résistance à 17 ans. Le regard direct d'un jeune homme impétueux sur cette époque est forcément iconoclaste, par rapport aux "images pieuses" que l'on nous propose aujourd'hui jusque dans les manuels scolaires. En l'an 2000 il reste, par exemple, difficile de dire que l'on est entré dans la clandestinité à cause d'un soldat allemand, qui fut le premier résistant rencontré(*) ou de mettre en cause certaines pratiques des réseaux français, certains actes de guerre meurtriers, qui ne pouvaient servir à rien.

     Internet s'imposait donc comme support idéal de "libre publication" : nous l'avons compris, suite à l'intérêt manifesté par la centaine d'abonnés de notre liste, qui ont pu avoir accès à ce texte. Lequel fait alterner des passages du Journal lui-même (Journal), dont le style "adolescent" a été volontairement conservé et des notes ultérieures de l'auteur, rapportant les souvenirs réveillés en lui par la redécouverte de ce témoignage de jeunesse (Récit).

Isabelle Nouvel

 

(*) L'action des résistants allemands contre Hitler reste un sujet curieusement mineur. Il furent sans doute plus de deux millions et beaucoup y laissèrent la vie dans des conditions atroces, comme le démontre une somme historique parue en octobre 2000 aux éditions du Félin : Une Allemagne contre Hitler, de Gunther Weisenborn (trad. Raymond Prunier).

 


     Une monstrueuse injustice, contemporaine des premiers âges, rejetait dans l'oubli la masse énorme des vivants qui sont la substance de l'histoire et ne laissait émerger, au dessus de la douleur anonyme, que quelques élus. Eux seuls, par la succession éclatante de leurs actes, pouvaient se permettre un hautain dialogue avec le temps, eux seuls entraient dans les secrets de ce fleuve inconnu, tandis que tous les autres étaient condamnés à un piétinement sans date et sans mémoire…
     Il semble désormais que cette image primitive et inhumaine ait craqué sous la poussée de la conscience unanime…
     Chaque citoyen, sur l'horloge tournante de la terre, se sent comme délégué à la représentation d'un fragment de la durée, à la garde fugitive d'une seconde, à la manoeuvre d'un éclair particulier…

Jean Tardieu - La part de l'ombre, Image du temps.

 


Yves Heurté

 

Le jeune homme et la Guerre :
Journal 1940 -1945

 

 

     Avant-propos

     Il y a un an, j'ai retrouvé mon journal de guerre d'adolescent, cent soixante pages gribouillées mais sans ratures. Je l'avais oublié dans une malle avec un drapeau français bricolé et en loques et un brassard tricolore marqué F.F.I. Tout en lisant, mon regard d'enfant engagé dans cette guerre atroce et la mémoire de ses crimes contre l'humain sont irrésistiblement remontés.

     L'histoire est toujours réécrite après coup, alors que cet adolescent notait la sienne en cachette, quand il pouvait, et au jour le jour. Ses jugements sur lui-même et sur ce qu'il avait sous les yeux furent parfois pleins des illusions de la jeunesse, parfois implacables. Disons-le tout de suite, ce regard-là peut être scandaleux pour les amateurs d'idolâtrie militaire du jeune héros pur et dur.

     Cet enfant interpellait nommément et sans honte l'adulte qu'il deviendrait, avec l'espoir d'être entendu. Il l'a dit et répété, comme dans ce passage du journal écrit à l'âge de 16 ans :

     Qui sait si plus tard je posséderai ce cahier ? Oh, je sens qu'il enfermera une somme de souvenirs peu communs et quand je lirai ces pages, sorties du cœur de mon adolescence, je serai profondément ému. Mais qui sait si demain j'existerai encore ? C'est ça, la vie. Elle peut être brisée à tout moment.

     Ou cet autre passage du journal, un peu loin :

     Je pense qu'alors que plus tard je me lirai, tout en me moquant de mon âge bête, je penserai toujours à mes souvenirs. J'espère, quand je serai homme, que je garderai toujours cette émotivité que j'ai maintenant et qui me fait penser que je suis légèrement dingue. (la preuve : cette écriture de demi-fou !)

     J'ai donc entrepris de retrouver, en citant des extraits du journal et en profitant des visions parfois hallucinantes qu'il a réveillées en moi, ce que je crois avoir été entre mes 13 et 19 ans, et comment j'avais vu la grande histoire de la barbarie tout en bricolant dangereusement mes petits bouts.

     Je sais que si ce gosse là n'est pas mort en moi, si j'ai tellement envie de l'aider à retrouver son histoire, c'est qu'il reste encore et malheureusement notre contemporain.

 

 

 

1/ C'est quoi, la guerre ?

(Récit)

     J'avais à peine 14 ans, la défaite était consommée, et je ne me souciais pas encore d'écrire mon journal quand j'ai rencontré ce jeune homme. Je me souviens encore de son visage marqué par une grave blessure et de sa démarche déglinguée. Il m'impressionnait par son calme rieur et j'aurais aimé lui ressembler. C'était le premier vrai résistant que je rencontrais, un de l'avant première heure... et c'était un soldat allemand.

     Il nous faisait rire en nous mimant comment il avait gagné sa décoration et sa gueule cassée. Il faisait l'avance allemande sur sa moto quand il avait croisé une jolie fille. Il s'était retourné et avait oublié un tournant et un arbre. Du coup, on l'avait mis à Savenay, où mon père était économe de l'école normale, comme gardien d'un camp de prisonniers de guerre étrangers. Il devait y avoir des noirs, des marocains, des anglais, bref un échantillon des combattants alliés. Mon père me raconta que ce Freddy, un jour, à brûle pourpoint lui dit :

     - Je devine vos opinions. Moi aussi, je hais les nazis, je hais Hitler. Au camp, c'est terrible. Il faut sauver deux officiers.

     C'est ainsi que mon père demanda au commandant du camp de la main d'œuvre instruite. On lui accorda ces deux officiers qui venaient tous les jours. Freddy se fit nommer pour les garder. Quand ils eurent repris des forces, ils firent le mur. Sur la petite route derrière l'école, une auto les attendait, puis le bac leur fit passer la Loire.

     Quelque temps après, Freddy me demanda d'aller en vélo distribuer les lettres qu'il récoltait au camp, à ses risques et périls. Il fallait les distribuer dans le plus de bureaux de poste possibles, les mettre dans leurs boites aux lettres par très petits paquets pour ne pas se faire remarquer, ce dont je m'appliquai honorablement, tellement j'étais fier de faire quelque chose comme lui, et pour lui.

     Jusqu'au jour où Freddy nous avertit de nous préparer à un départ précipité. Un soldat allemand ayant été tué par un franc tireur, les SS avaient pris en otage les notables du village. Je me souviens que de ma chambre, je pouvais leur faire signe car leur fenêtre était en face de la mienne. Comme il était soupçonné, à juste titre mais sans preuves, d'être pour quelque chose dans les évasions, mon père passa en conseil de guerre allemand mais fut sauvé par le directeur de l'école, converti au nazisme. On hérita d'une sentinelle jour et nuit devant notre porte jusqu'à ce que notre camion de déménagement et nous le suivant partions vers Bordeaux.

     Je pleurai ce Freddy dont je n'ai jamais eu de nouvelles. C'est ainsi que je commençai à jouer à faire des "bêtises de guerre" sans la moindre idée du risque... ni surtout de l'incongruité d'avoir commencé à les faire pour ce qu'on appelait "un boche".

(Journal)

     (Je devais avoir dans les 15 ans)

     Quand je regarde les souvenirs du passé, je dis : "pourquoi si vite ?" Eh oui, bientôt six ans que j’ai quitté l’école primaire où l’on était si tranquille et si bien... Plus les années arrivent et plus le bonheur diminue, plus la vie se complique d’un fatras de conventions et de dépendances. Il faut l’accepter comme elle vient. Et elle ne vient pas souvent bonne.

     Le soir, je me souviens des années heureuses que j’ai passées. Je n’ai jamais su les goûter. Cela est bizarre mais c’est un fait : on ne s’aperçoit jamais mieux de l’amplitude du bonheur que quand il est passé. Alors on se dit : je me suis bien amusé, ou bien, ah j’étais heureux en ce temps-là. C’est presque toujours avec regret qu’on pense aux souvenirs et il est des heures mauvaises qu’on regrette autant que les bonnes.

 

 

 

2/ Les juifs ? C'est quoi, ces juifs ?

(Récit)

     Les rafles de juifs commençaient à Bordeaux sans guère préoccuper la population. On ne savait rien de la destination des convois. Que voyait l'adolescent de 15 ans que j'étais alors ?

Au début, rien.

(Journal)

     1941
     Toutes les étoiles jaunes du lycée ont été recensées.

(Récit)

     Cette ligne figure tout au début du cahier, simple anecdote. La politique antisémite avait été menée de main de maître. Toujours à la limite de ce qui était acceptable pour un cerveau moyen de Français moyen. Et le Français moyen, honteusement vaincu et impuissant, voulait trouver des responsables à sa défaite. L'antisémitisme était comme un buvard placé pour pomper tout ce qu'il y avait de trouble dans la société française désemparée.

     Ainsi, dès qu'on voyait un camarade de classe arborer l'étoile jaune que les juifs devaient porter obligatoirement, on lui cherchait d'instinct des différences. Car s'il avait cette étoile jaune que nous autres n'avions pas, il fallait bien qu'il soit différent ! Et des différences on en trouvait toujours, si ce juif par exemple était premier de la classe ou portait un nom aux sonorités "pas de chez nous"...
     Si avant de porter son étoile il n'avait pas dit qu'il était juif, c'est qu'il l'avait caché. Mais s'il l'avait dit ç'aurait été, bien sûr, pour en tirer gloire et nous montrer qu'il était d'une race supérieure... et ainsi de suite.

     Il y avait désormais nous et ils. Exactement ce que voulaient les Allemands et le pouvoir de Vichy. La rumeur disait qu'ils n'avaient pas le droit de manger n'importe quoi. Comme il y avait des restrictions, il fallait bien qu'ils fassent du marché noir pour trouver ce que leur religion leur permettait. Quand on les voyait dans la rue c'était toujours avec une fille à étoile jaune et jamais avec une fille "normale". Si un passant insultait un de ces porteurs d'étoile, personne n'osait intervenir. Le juif ne devait pas répondre s'il ne voulait pas, en toute impunité, se faire casser la figure par son insulteur. Mais s'il se laissait insulter c'était, bien entendu, par lâcheté.

     Les portes des médecins avocats et notaires juifs furent barbouillées avant qu'on leur interdise purement et simplement de faire leur métier. Des vitrines de marchands de fourrure, rue Sainte Catherine furent cassés à coups de pavés et les manteaux de très grand prix volés sans que, faute d'ordre venu d'en haut, la police ne se déplace. Enfin, les gardiens de "l'ordre" et de la "pureté nationale" de Vichy chargèrent Papon et la police française d'accélérer les rafles. Le résultat ? Ce simple mot sur mon journal, l'année suivante, aussi sec que le premier :

     1942 (mois non spécifié) : 50 otages viennent d'être arrêtés au lycée.

     Cette fois, touché de plein fouet, l'arrestation brutale ayant eu lieu pendant les cours, il me semble que j'ai compris. Et on a commencé, avec quelques autres, à se dire qu'il faudrait se bouger. Se bouger ? Mais que faire ?

 

 

 

3/ On se bouge.

(Récit)

     J'avais 16 ans quand "je me suis bougé". Mais ne pas croire que j'avais tellement de courage. Je jouais dans ma tête au petit héros, sans bien savoir ce que je risquais.

(Journal)

     9 janvier 1942
     Hier soir Bret a mis un mot dans la boite aux lettres pour que je passe le voir ce matin. J'y suis allé. Un policier d'un commissariat lui a donné une liste de quelques juifs qui seront arrêtés demain matin par la police française, pas par les boches. C'est la police française qui va faire ce sale travail. Le policier de Bret est un résistant. Il y a de tout, même chez les flics ! Il lui a dit qu'ils ne seront pas envoyés dans des camps de travail mais que ce serait bien pire. Ceux qui sont déjà partis meurent en Allemagne. Bret a vu un avis de décès : diarrhée et faiblesse cardiaque.

     Bret m'a mis une croix sur quelques noms de juifs de Talence que je dois aller avertir après le couvre-feu, puisque j'ai encore un vélo. Je lui ai dit que c'était fou de rouler sur le boulevard où il y a toujours des patrouilles. Il paraît qu'après le couvre-feu ils tirent quelquefois de loin, comme ça, sans avertir. Bret le sait. Il était embêté. Il m'a dit de faire comme je voulais, que lui allait avertir sa liste, et il est parti. J'aimerais bien savoir s'il a vraiment une liste pour lui ou s'il va dormir tranquille pendant que j'irai sonner chez les gens. C'est dégoûtant de se méfier comme ça, mais j'ai l'impression que Bret ne dit pas tout. Au fond, il a peut-être raison...

     Sur un papier, il y a les M... C'est le nom de famille de S. C. Peut-être ses parents ? Finalement j'ai attendu que tout le monde dorme à la maison et je suis parti à pied sans passer par la Barrière de Talence.

     J'ai eu de la peine à faire répondre les M..., tellement ils ont peur d'entendre sonner chez eux la nuit. J'ai reconnu la voix de S. C. dans le couloir. Je lui ai expliqué. Je leur ai montré ma liste. Les autres noms, elle les connaissait. Alors, ils m'ont cru. Ils m'ont dit de rester dans le couloir et ils ont discuté longtemps. Finalement, ils vont aller passer la nuit chez des amis non-juifs, et si ce que j'ai dit est vrai, ils partiront se cacher du côté du Pyla.

     La grand-mère ne veut pas partir avec eux. Elle ne veut pas quitter sa maison. Elle a fait semblant de ne pas me croire à cause de mon âge. S. C. elle, me croit. Elle s'est mise à pleurer et elle m'a supplié d'aller avertir les autres gens de ma liste. Elle est dure. Je ne l'avais jamais vu pleurer.

     Peut-être qu'au fond tout le monde exagère et que demain ils pourront rentrer chez eux ? Mais je suis quand même allé sonner chez les autres. Il y en a qui ne voulaient pas partir, d'autres discutaient sur ce qu'ils pouvaient emporter. D'autres disaient que "ça devait arriver". D'autres envoyaient quelqu'un voir ce que faisaient les parents. Il y en a aussi qui ne savaient pas où aller. Et celui qui m'a mis à la porte parce qu'on ne réveille pas les gens la nuit, et que lui ne risquait rien. En rentrant, je n'ai pas pu dormir et je me suis rattrapé en étude. A la sortie du bahut, aller demander à Bret s'il sait quelque chose.

     15 janvier 1942
     Qu'est-ce que ferais si j'avais celui qui fait les listes devant moi ? Ou Pétain ? Je le descendrais ? Si on déporte des vieux de 80 ans et des enfants de six mois, ce n'est tout de même pas pour le travail obligatoire ?

 

 

 

4/ Une sottise irresponsable

(Récit)

     Ces temps sont loin des nôtres. Mais quand on tente de raconter de tels événements en adulte, quitte à scandaliser les amateurs d'images d'Epinal et de commémorations, il faut aller au bout des choses et tout dire : j'ai encore honte pour ceux qui avaient ainsi jeté ces gosses dans les rues par ces nuits-là. Certes pas pour ce que nous allions faire. Pour sauver des vies humaines, on ne discute pas. Mais pour l'ignorance dans laquelle on nous avait laissés.

     Qu'on relise l'extrait de mon journal. Nous allions dans les rues la nuit, ce qui déjà était interdit. Au mieux nous risquions d'être arrêtés. Et nous avions sur nous une liste de juifs ! Donc nous étions coupables. (il aurait fallu savoir par cœur les adresses !)

     Cette liste dénonçait les juifs inscrits qui seraient immédiatement arrêtés et la liste permettrait facilement de remonter à celui qui avait fourni leurs noms. Nous allions seul par les rues comme à la parade. Donc, en cas d'accrochage d'un des nôtres, aucun moyen d'avertir les autres des souricières qui se tendraient autour des maisons à visiter, indiquées sur nos listes, et personne pour faire le guet ! D'autre part, il fallait absolument que nous restions anonymes. Or j'avais dans ma liste une famille juive dont la fille était une copine de lycée. Elle allait me reconnaître, donc si on l'interrogeait, elle me dénoncerait sous la menace ou la torture.

     Une telle ignorance de règles élémentaires ne pouvait qu'amener ces gosses, un jour ou l'autre, à se faire prendre et fusiller. C'est ce qui s'est passé. Je garde encore la colère au cœur contre ce chef de réseau qui nous lançait la nuit dans les rues dans de telles conditions. La résistance était certes faite de courage lucide pour certains mais parfois, du moins au début, quelle imbécile irresponsabilité !

 

 

 

5/ Etats d'âme.

(Récit)

     Au milieu de ce monde devenu fou, comme n'importe quel adolescent, il essayait de se comprendre, de le comprendre, de sauter d'une conviction à une autre, dans le désarroi.

(Journal)

     Je me suis dit : "Yves, mon ami, tu ne savais pas que tu étais heureux ?" Et maintenant seul dans ma chambre je songe, triste, que les grandes joies passent sans qu'on s'en aperçoive.

     Demain, tu retrouveras ton école, tes peines quelquefois mélancoliques. Car tu ne souffres pas. Tu as simplement une joie triste, seul en face de ce toi-même que tu ne connais même pas. Je suis seul avec moi-même, et je suis heureux de cela. La souffrance de l'idéal humain blessé jusque dans ses plus profondes racines me fait oublier toutes les autres. C'est pourquoi ma tristesse est infiniment amère et cependant heureuse. Journal, il y a longtemps que je ne t'ai pas confié mes secrets et je te les confie aujourd'hui parce que je souffre d'une façon trop pure, seul ami et confident.

(et plus loin :)

     Ce qui fait le bonheur de l'enfance, c'est l'enfance elle-même. Quand on peut se lever et ne penser à rien... Mais on ne sait pas son bonheur alors on n'y pense qu'après et à regret. La vie de l'homme, c'est comme ça. Il s'aperçoit qu'il a été heureux quand il sent qu'il ne l'est plus. Les bonheurs les plus grands sont ceux qui sont juste assez grands pour qu'on puisse en jouir entièrement car les grandes joies ne permettent jamais d'en jouir entièrement.

     Je suis sûr, maintenant, que Louisette m'aime vraiment. Ah, si nous étions plus âgés, tous les deux ! Surtout qu'elle a de jolies propriétés à la campagne. (sic !)

     Combien actuellement de jeunes gens et de jeunes filles qui se fourvoient sur le sens de la vie ! A notre époque décevante et d'instruction trop poussée du côté matérialiste combien en sont venus à confondre le sens réel et idéal de la vie avec leurs désirs ou leurs ambitions.

     La vie, je l'entends ainsi : pas de sinistres et de stupides règles à observer strictement, mais une propreté intérieure rigoureuse. Pas non plus de ces stupides perfections pour satisfaire l'orgueil. Mais le plus de bonheur possible quand ce bonheur ne peut nuire à personne. La vie doit tendre vers ce but et tant que la conscience n'a pas à rougir de la liberté prise avec la loi, elle peut y aller avec tranquillité et candeur. Avoir horreur des gestes laids et se jeter dans ce qui est beau même si l'orgueil, le succès, le rapport de l'affaire n'est pas assuré. Et surtout, pas de ces caractères médiocres qui forment la majorité des humains.

     Règle : fais ce que tu veux si tu le peux et surtout si cela est bon et ne porte pas atteinte au voisin. Poursuis le bonheur fugitif mais fais bien attention : le bonheur et non pas les plaisirs. Sois sûr et fort et un tant soit peu téméraire.

     Mon milieu m’a complètement transformé. Je reconnais d’ailleurs mon défaut de paresse, mais il est naturel à mon âge.
     Je comprends maintenant le motif principal pour lequel je suis séparé de ma famille. C’étaient des idéalistes qui se sont écrasés lourdement par terre. Ils représentent pour moi tout le côté mesquin que je hais. Ils sont devenus incapables de comprendre les élans spontanés de deux âmes.
     Les pauvres gens !
     L’entrée en action de mes parents ne pourra plus affaiblir mon caractère qui va encore s’affermir. Mon éducation doit continuer à se faire seule, comme je le voudrai. Je pourrais seulement me confier un peu plus pour des choses diverses : cela pourrait leur servir. Le tout est de savoir s’ils se laisseront facilement tromper. Il est certain qu’ils me laisseront suivre ma voie.
     Comme ça arrive souvent, un fils de famille qui fait son éducation seul, quand les traits principaux de son caractère se sont affirmés, en impose. Je réagis contre le monde ignoble de toutes mes forces.
     Il est donc naturel que je réagisse aussi contre eux et que je leur cache ce que je fais une fois sorti de la maison puisque je n’ai le droit de le dire à personne.
     Je vais simplement continuer mon chemin en les tenant le moins possible au courant.
     Il est trop tard pour eux.
     Mon caractère ne pouvait se suffire d’une vie normale et l’aventure, avec la guerre, est venue à moi. Tant mieux. Il la fallait pour ne pas devenir un fou qui tourne sur lui-même comme une toupie avec toujours les mêmes obsessions.
     Etre riche de tout est une promesse d’amour pour les autres.

     Mon imagination sans bride m’entraîne dans des situations idiotes. Je me crois du génie alors que je ne suis qu’un petit crétin. Plus tard, si je ne deviens pas un fou à mettre à l’asile, je me moquerai bien de maintenant, de mon âge bête, qui dure un peu trop longtemps.

     J’ai perdu mon dernier atout pour le prix d’excellence, et non content d’écrire des âneries, j’écris encore comme un chat. Si je ne change pas je deviendrai un fou... ou un génie. Car malgré tout, je ne me trouve pas ordinaire.

 

 

 

6 / Au lycée

(Journal)

     Le prof de philo a l'air bon. Il m'a donné un choix de lectures qui n'ont rien de philosophiques !

     16 février 1944
     Lenoir, le prof de philo, m'a demandé de rester après le cours. Il me trouve un peu fou, mais au fond il m'aime bien, parce que lui aussi est un peu fou. Il nous rassemble à quelques-uns sur sa terrasse et nous apprend à chanter à trois voix des chorals de Bach. Maintenant à chaque début de cours, on les chante. Le prof de la classe voisine n'est pas d'accord, mais les élèves eux sont contents d'avoir un petit moment de récré en nous écoutant à travers la cloison. Je me suis excusé pour mon dernier devoir de philo et je lui ai demandé s'il le trouvait mauvais. Il a répondu que c'était comme d'habitude un devoir de littérature. Les cinq premières lignes sur son sujet à lui, et tout le reste sur mon sujet à moi. Il pense que plus tard, si je continue comme ça, je pourrai devenir un vrai écrivain. Je ne crois pas qu'il se moquait de moi, mais qu'est-ce que ça veut dire, vrai écrivain ?

(Récit)

     Quand j'ai publié mon premier roman, aux éditions Gallimard, très longtemps après, je me suis souvenu de sa phrase et je lui ai envoyé le premier exemplaire dédicacé. Il s'en est fait une grande joie.

(Journal)

     Nous sommes en pleine alerte. J'ai allumé la bougie. Je viens de voir passer les avions anglais, une vingtaine de forteresses volantes. La ville est couverte d'un nuage de fumée. Il va falloir tout à l'heure que je mette le casque et que j'aille "dehors". Qu'est-ce que notre équipe va trouver là où les bombes sont tombées ?

(Récit)

     Ce jour-là, sur ordre, mon équipe partit avant le coup de sirène qui annonçait la fin du bombardement. La bourse du commerce était en feu et le quartier St Louis et Balguerie avait terriblement souffert. On sortait des morts de toutes les maisons, les poumons éclatés ou les tympans crevés par l'explosion des bombes de 900 kilos destinées à percer les épaisseurs de béton de la base sous-marine, qu'elles avaient ratée. On parlait de deux cents morts civils et de sept cents blessés. Les façades étaient encore debout mais les étages des vieilles maisons s'étaient effondrés, les uns sur les autres, sous le souffle. Celle qui devait devenir ma femme était sous les bombes. Elle allait se réfugier dans un abri quand la verrière avait explosé sur sa tête, couvrant la famille d'éclats de verre. Un miracle qu'ils n'aient eu que des blessures légères.

     J'avais aidé à dégager le corps d'une petite fille d'une cave. Elle avait encore son collier et ses boucles d'oreille mais ses restes étaient éparpillés au milieu des bouteilles cassées. Pendant qu'on la dégageait, j'avais surpris un pompier remplissant sa musette de bouteilles de Saint-Émilion. Je n'avais rien dit mais je l'avais regardé droit dans les yeux. Le pompier avait haussé les épaules, mine de dire :

     - Et alors ? Si ce n'est pas moi, un autre se servira.

     Quand ils revinrent au local, nos chefs scouts embarrassés dirent que la patrie c'est un idéal et qu'on doit se battre. Donc faire la guerre est aussi un idéal.
     Mais ces femmes et ces enfants morts, c'était quel idéal ? Quand avaient-ils demandé à la faire, cette guerre ? A-t-on encore une patrie, sous la terre ?
     Après ce bombardement massif et raté de nos alliés, la guerre commença à m'apparaître dans tout son aveuglement inhumain et toute sa sauvagerie révoltante.

 

 

 

7/ Ah, quel plaisir on a

(Récit)

     On chantait sur l'air d'Auprès de ma blonde :

          Ah quel plaisir on a
          D'entendre la D.C.A
          Quand les avions anglais
          Bombardent nos remblais...

     Je venais d'avoir dix-sept ans. Aide-pompier volontaire, j'aidais donc à dégager les morts après les bombardements. C'était de plus en plus l'enfer. Pour percer l'épaisseur de béton de la base sous-marine les avions anglais larguaient des bombes de près d'une tonne qui, si elles s'égaraient sur les quartiers habités faisaient d'énormes dégâts. Certains raids comptaient des centaines d'avion. Après leur passage, il ne restait plus rien. Je croyais avoir atteint le sommet de l'horreur, mais j'allais voir encore pire et ne m'en doutais pas.

(Journal)

     Le journal dit qu'il y a eu 195 civils morts, 220 maisons par terre. Tous ceux qui habitent près de la base ont été logés ailleurs, parce que les avions vont sûrement revenir.
     Maintenant, je n'ai plus envie de continuer ce journal. Si je pouvais être mort, ce serait mieux pour tout le monde. Tout est tellement affreux que rien ne vaut la peine de faire quelque chose.
     A quoi ça sert d'aller avertir quelques juifs ? Un des leurs, un vieux, m'a dit : "pourquoi veux-tu que je me sauve ? De toute façon, il y a la malédiction sur nous et elle restera toujours."

     Juin 43 (?)
     A quoi sert l'idéal ? A quoi sert de se battre et de risquer sa vie ? Quarante-quatre vieux qui ne pouvaient même plus sortir de leur lit ont été traînés dans des wagons à bestiaux.
     Tuer quelques allemands à quoi ça sert ? Les SS nous en tuent dix pour un et ça ne les empêche pas de passer dans la rue en chantant "Hali Halo Hala !"

     Dure école de la peur. Bonne école.

     Les boches piétinent devant Stalingrad. Quel massacre ! Quelle horreur ! C'est ça, l'humanité, la civilisation ? Pouah ! J'aimerais mille fois mieux être un simple gaulois. En leur temps, ils ne se battaient pas pour de l'or, eux au moins, tandis que maintenant Dieu sait pourquoi on se bat !

     1er novembre 1942
     Jour des morts. Qui sait si j’ai encore longtemps à vivre ? Qui sait si cette nuit, je ne claquerai pas ? Qui sait si demain on ne lira pas ces lignes en pleurant sur celui qui les a écrites et en se disant : "qui l’aurait cru ?" Eh bien vous voyez, moi je me doute que je peux claquer d’un moment à l’autre, comme je peux vivre centenaire.

     Adieu, mon cher journal, je vais te clore. Je vais t’écrire ces dernières lignes, les toutes dernières peut-être de mon âge d’enfant. Je te remercie du service que tu m’as rendu en faisant de moi un homme, en exprimant une lutte, en m’aidant. Tu es mon frère de mes 17 ans. Je resterai toujours ton frère tout en étant différent de toi. En toi resteront mes luttes. Et tu gardes en ton sein tous les secrets d’un adolescent. Cette lutte qui débuta en toi se poursuivra en ton grand frère. Donc, en te disant adieu c’est tout une partie de moi-même, la meilleure et la pire que je quitte à regret. Mais je reviendrai souvent en toi, et sur le cours de ma vie, je me souviendrai que tu as été mon premier conseiller et ma première lutte. C’est le premier mot et le dernier.

(Récit)

     Bien entendu, cette déclaration n'était qu'une fausse sortie ou je semblais surtout m'attendrir sur moi-même. J'avais trop besoin de ce journal-confident pour l'abandonner.

 

 

 

8/ Morale, la guerre ?

(Récit)

     Il avait soigneusement calligraphié et souligné à la règle la loi scoute sur la couverture de son cahier d'âme. Mais peu à peu, ses yeux s'étaient ouverts.

(Journal)

1 - Un éclaireur n'a qu'une parole (Mais tous, partout, mentent par prudence !)

2 - Un éclaireur est loyal et chevaleresque (Loyal envers qui ? Pétain ou De Gaulle ?)

3 - L'éclaireur se rend utile, il fait chaque jour une bonne action (Pourquoi pas ? Mais tuer un allemand, en est-ce une ?)

4 - L'éclaireur est l'ami de tous et le frère de tous les éclaireurs (L'ami de tous ? Vraiment ?)

5 - L'éclaireur est courtois et respectueux des convictions des autres (De quels autres ? Des juifs ou des antisémites qui les arrêtent ? Des communistes ou des nationaux- socialistes ?)

6 - L'éclaireur est bon pour les animaux (Comment faire pour nourrir son chat quand on a si peu dans sa propre assiette ? Il paraît que certains ont réglé la question en mangeant du chat... qu'ils appellent lapin)

7 - L'éclaireur sait obéir (Mais à qui ?)

8 - L'éclaireur est toujours de bonne humeur (Ce huitième commandement n'est pas fait pour les bombardements)

9 - L'éclaireur est travailleur, économe, et respectueux du bien d'autrui (Qu'est-ce qu'on ferait sans le marché noir ? Chacun doit prendre son vélo le samedi pour aller acheter quelques patates ou rutabagas, dans la campagne, aux paysans qui les vendent au prix fort ou les échangent contre de l'essence)

10/ L'éclaireur est propre dans ses pensées son corps ses paroles et ses actes.

(Récit)

     Cet article 10 l'obsédait. Il ne dépendait que de lui de l'observer car personne ne l'y aiderait, mais qui allait lui dire quand une fille prenait le risque de se donner, jusqu'où on pouvait aller ?

     Petit à petit il prit conscience qu'il y avait au moins deux morales : celle des scouts, la petite, qui collait à peu près avec celle de sa famille et l'autre, la Grande, qui disait le contraire. La première était du sur-mesure mais l'autre il fallait l'inventer sans Dieu, sans politique, sans parents, sans école. Tout seul.

     La première, l'officielle, se taisait devant la guerre et l'ignoble. Elle se prenait pour une morale patriotique "travail, famille, patrie" mais n'était au mieux que de l'indifférence au mal. Au pire elle le servait. L'autre morale était celle dont on fait les héros. Ce que cet enfant cachait dans le fond de son cœur, malgré l'horreur de ce qu'il avait vu c'était d'être du côté des héros.

 

 

 

9/ Ah, les filles !

(Journal)

     Marie Madeleine est une jeune fille très gentille, mais quelle gosse ! Maintenant, je suis sûr que M.M m'aime, ou mieux, je crois. Même que je l'aime aussi. Elle est réellement admirable avec son amour. Car elle m'aime, j'en suis sûr. Ce matin, je lui ai fait bien plaisir, je suis sûr, quand je lui pris le bras. J'étais bien embarrassé d'abord, mais après ! Bien sûr, elle a accepté ! Nous sommes deux gosses. Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.

     J'aime Marie-Madeleine et je l'aimerai malgré ses parents qui essayent de m'en empêcher. L'amour est une bien belle chose. J'ai beaucoup à mettre sur mon bric-à-brac aujourd'hui. Voici ce que nous avons fait : on s'est rencontré près de son école, comme c'était convenu puis après bien des discussions et aussi des hésitations, on est allé au jardin public où on a trouvé un banc bien tranquille. D'abord, on ne savait pas trop quoi faire, puis je lui ai montré ma petite boite de souvenirs et nous avons bien ri, puis je lui ai mis la main sur l'épaule et après quelque résistance, elle n'a plus rien dit, mais elle s'est mise à trembler. On s'est rejoints à trois heures et on s'est quitté à six seulement. Je dois considérer M.M comme une amie qui est amoureuse de moi mais pour mon compte, je ne l'aime pas. Sur son carnet, il y avait notre rendez-vous avec Y.H dans le coin.

     J’ai fêté les 16 ans d’une petite inconnue. Et le fait est que Louisette C. est charmante. Nous nous sommes bien amusés sous le patronage affectueux de sa mère. Nous avons mangé des gâteaux "Exho restriction" qui étaient délicieux. Le soir était très beau. Nous avons dansé et j’ai appris à valser et à fox trotter et à Slower. Cet ange (enfant adoptive) m’a dit qu’elle penserait à moi en composition de latin... Eh bien, je n’ai jamais eu une meilleure place. Troisième ! Mais je sens déjà mon imagination qui s’en va.
     Emoi ou amour ? Je n’en sais rien et ne veut pas le savoir.
     Quelle délicieuse candeur !
     Quand je l’ai prise sur mes genoux, elle était très heureuse. Elle me permet tout. Evidemment, je n’en abuse pas. Enfin, je lui ai avoué que je l’aimais et elle m’a répondu "moi aussi". C’est merveilleux. Je crois qu’elle m’aime complètement, de tout son cœur, et ça, j’en suis absolument ravi.

     Mardi 25 avril.
     C’est beau, deux amoureux qui passent. Et je les envie toujours. S’aimer, c’est si beau. C’est si pur, si simple. Aimer simplement, sans forfanterie. Aimer pour aimer. Et un coeur de femme qui se donne, c’est si beau. Et un corps qui se donne, ce doit être si bon et si chaud à serrer contre soi. J’ai gaspillé mes amours de jeunesse et j’ai brisé des cœurs. Ah si j’avais su ce qu’est un coeur de femme mais je voulais surtout savoir ce qu’était leur corps.
     C’est beau, deux amoureux qui passent...

     Yvonne. Pas de défauts. Petit faible pour moi. Elle est très idéaliste et a failli mourir de faim cet hiver. Seize ans et demi. Durement éprouvée par la vie, mais dans son sourire se reflète l'ange moral qu'elle est et qu'elle saura rester malgré les difficultés qui l'accablent. De plus, profondément féminine. Emile est parti travailler au Verdon pour les Allemands, et je me suis bien amusé à la fête de la gerbaude.

     29 mars 1944
     Hier je suis allé chez Chita pour l'affaire de Louisette et nous avons discuté, puis elle a essayé de me retenir et m'a promis cinq pages pour jeudi. Nous sommes sortis sur le pas de la porte et là nous avons discuté. Il pleuvait. Je lui ai dit que j'avais froid et nous nous sommes serrés au chaud sous sa cape. Ses idées sur le mariage et l'amour ont sérieusement changé. Trop, peut-être. Chita est simplement amoureuse de quelqu'un qui pourrait bien être moi.

     Son caractère est extrêmement intéressant et m'attire beaucoup. Elle est d'une candeur, malgré son esprit critique, qui me plaît énormément et un bon petit cœur. Mais elle a tort de laisser son intelligence prendre le dessus.

     Je crois que j'ai un grand pouvoir sur elle puisqu'elle me sacrifie son amour propre et ne réplique jamais à mes boutades. En plus, très impressionnable, ce qui fait qu'elle est instable. Et comme par-dessus le marché elle manque de volonté, elle reste à la merci d'elle-même et de celui qui l'impressionne le plus sur le moment. Ainsi elle m'a dit hier : "si j'ai un ami et que je l'aime vraiment, je lui servirai de paillasse".

     Elle ne manque pas d'une certaine rouerie féminine, malgré une faiblesse de caractère qui fait qu'elle a besoin de quelqu'un pour diriger sa petite tête folle en chemin.
     Avec ça, sensuelle et ayant peut-être une idée un peu large de la chasteté et de la pudeur. Elle veut jouir. Je sens que c'est une sensuelle.

     Au fond, Chita m'est très sympathique et j'éprouve pour elle beaucoup plus que de la curiosité, car elle a des traits de caractère qui me plaisent : candeur, intelligence, et peut être surtout cette faiblesse qu'il plaît toujours à un homme de trouver chez une femme.

     Chita est venue chez moi. C'est formidable, cette fille, ce qu'elle est dissolvante. Je n'ai jamais pu la voir sans avoir le cafard. On fait des efforts pour la chercher et on ne la trouve jamais. Elle fuit sous la main comme une illusion. On ne peut rien construire autour d'elle. Elle vit tellement pour elle que son action est terriblement néfaste sur ceux qu'elle atteint. Une vie avec cette femme serait un enfer. Je la plains et je plains ceux qui lui tomberont sous la main. Car ils souffriront terriblement. C'est une bulle. C'est creux, affreusement creux.
     Elle est en train de me dissoudre dans son langage corrosif.

     Cependant il y a quelque chose de bon et de pur qui attire en cette fille, et c'est cela le plus terrible. Elle attire sans rien donner. Elle donne le cafard, à faire douter de soi-même et de tout. Il faudra que je prenne envers elle une position telle qu'elle ne pourra plus me nuire. Une position de camarade et non d'ami ou de singe soupirant. Ah, les femmes !

     Le printemps revit aussi malgré la guerre et ses ignobles gâchis. Il faut que j'apprenne à me sacrifier pour tout et tous. Un but que je peux et dois atteindre : aider à la régénération d'une civilisation qui s'effondre, d'un pays qui pourrit. Le but c'est de faire de ma vie une vraie vie. Je voudrais renier tout mon passé.

     6 août 44
     Hier, je suis allé chez L. et je lui ai dit que je l'aimais toujours. Après un peu d'hésitation, elle s'est donnée à nouveau.
     Mais est-ce que je l'aime ?

 

 

 

10/ Qui a dit : La guerre est jolie ?

(Récit)

     Il revoyait souvent la scène de cet allemand, à Savenay, martyrisant à mort sans honte devant lui un polonais.

     Un poème récent fait encore écho à ce souvenir.

          L'évadé

          A quatre pattes dans la rue
          on le faisait ramper.
          Si seulement il avait été chien
          mais ce n'était qu'un type ordinaire,
          de ceux qui vous portent une lettre
          à la poste sans se presser.

          Il s'était évadé du camp,
          ce chien de polonais
          Et le voilà montant la côte
          sur ses semblants de pattes
          suivi par un homme debout
          qui aboie comme un dogue
          et cogne.

          Tout le monde l'a vu passer
          (regard en coin comme les chats)
          seul un enfant s'est arrêté
          puis l'a montré du doigt,
          et s'est mis à pleurer.

                            L'autre n'a plus cogné.

     Il aurait été tellement simple de se dire : cet homme est une brute parce que c'est le boche, l'ennemi, le barbare. Et de l'autre côté il y a les purs, les civilisés. Mais là, sous les ruines de Bacalan, écrasés sous les bombes, pourquoi tous ces corps d'innocents ?

     Ah, ils pouvaient triompher les collaborateurs de tout poil : "Voyez ce qu'ils nous font, vos soi-disant libérateurs. Ils volent lâchement si haut que les obus de la flack ne peuvent pas y monter et ils lâchent leurs bombes au petit bonheur. Que leur importe que neuf sur dix de leurs victimes soient des femmes ou des enfants d'un pays ami si une seule bombe sur dix atteint son objectif ? Ils bombardent sans risque et repartent contents..."

     Et plus la guerre avançait, pire c'était : (Journal)

     24 août 44 : plus de 50 bombardiers sur Mérignac.
     Et le 31 décembre, pour terminer l'année : plus de cent ! L'enfer !

     1er janvier 1945
     Dehors, le canon gronde, les mitrailleuses crépitent pour saluer le nouvel an comme elles ont grondé et crépité pour cracher leur mitraille sur les avions anglais.

     7 janvier 1945
     Ca ne finira donc jamais ? Royan écrasé sous les bombes. Pas par les boches ! Par les Anglais dans les bombardiers Lancaster. Pourquoi tuer tant de monde pour rien ? Mille morts, il paraît.
     Et il n'y avait pas de base ni de boches. Ils ont tout lâché en pleine ville et ils sont revenus faire la même chose au même endroit.
     Quelle différence entre un barbare boche et un anglais barbare ? Mais qu'elle finisse, cette folie !

(Récit)

     C'est vrai que le 4 août 288 avions avaient rasé Blaye et l'embouchure de la Gironde. Et puis il y eut Royan englouti en une nuit alors que la ville n'avait rien de stratégique et presque pas d'allemands.

     Il n'aurait plus voulu être là-haut, dans une forteresse volante, celui qui tire sur la manette qui libère sur les villes amies ses engins de mort. Et pourtant que de nuits n'avait-il pas rêvé de tenir le manche à balais d'une forteresse volante !

     Il finissait par ne plus tirer de fierté que des risques où la guerre n'avait rien à voir, comme de sauver ce vieux résinier pris dans les flammes :

(Journal, sans date. Probablement fin 44 ?)

     Incendie de forêt fin mars. Je suis aide-pompier volontaire. Dimanche dernier, mes copains des fougères, Fabrèges et moi, on a sauvé un bonhomme et sa fortune. En effet, le feu avait pris dans sa remise et il a manqué d'être brûlé car il s'était évanoui. Etant les premiers sur le lieu du sinistre, on a pu le sauver et ralentir la marche de l'incendie puis, avec les gens du bourg, l'éteindre complètement. Ca m'a fait de l'impression ! (sic !)

(Récit)

     Il devait sentir obscurément que l'adversaire de toute cette violence qui l'entraînait en tourbillon était une certaine tendresse pour les faibles, qu'il découvrit en allant visiter un sanatorium sordide:

(Journal)

     Les petits allongés de Haut-Lévèque. L’un d’eux a plusieurs fistules, le mal de Pott, etc. Il ne passera pas l’hiver. Il a perdu sa mère. Son père est prisonnier. Ce sont des gosses comme d’autres, excepté qu’ils ne connaissent rien de la vie. Il y a des misères auxquelles on ne pense pas. On devrait visiter ces allongés. Mais cette tâche simple et intéressante me prendrait tout mon temps.

     J’ai fabriqué un castelet de marionnettes avec un vrai rideau qui s’ouvre. Je peux l’accrocher au bout du lit des allongés de Haut-Lévèque. Je leur joue des choses drôles et pour une fois, ils rient. C’est beau de les voir rire et c’est amusant : à force de souffrir, ils ne savaient plus. En rapprochant trois lits et en les mettant deux par lit, je gagne du temps.
     Ils m’attendent tous les dimanches et ne pensent qu’à ça toute la semaine. Avant, ils ne pensaient à rien.

     Henri Amouroux est venu au sana déguisé en scout. Il a pris des photos des lits sales et des draps déchirés. Dommage qu’on ne photographie pas les odeurs. Il a fait plusieurs articles dans le journal (c’étaient les premiers qu’il écrivait). Scandale terrible. Le Directeur m’a fait venir dans son bureau. Il m’a demandé si j’étais fou, et si je savais ce qui m’attendait. J’ai tenu bon. On dit qu’il va être renvoyé et aussi le responsable à Bordeaux de la santé. Les grands chefs scouts m’ont dit que j’aurais au moins pu les avertir. Qu’il ne fallait jamais aller trop loin. Je leur ai dit que je faisais ce qu’ils m’avaient enseigné.

     25 février 1945

     Aujourd’hui, scènes très pénibles et très douces. A Haut Lévèque, j’ai jeté une semence féconde. J’ai été un peu la "serrure à joie" que je rêve d’être.

(Récit)

     Henri Amouroux était bien ce journaliste néophyte qui, plus tard, allait devenir un des grands de la presse. Il trouva dans ce scandale un tremplin professionnel de premier ordre.

 

 

 

11/ Ah, jeunesse, jeunesse !

(Récit)

     Y a-t-il une grande différence entre la maladie d'adolescence de l'époque en guerre et en grande pénurie, et le malaise adolescent actuel dans le contexte de la surconsommation ? Le passage qui suit est dans le journal, sans coupures.

(Journal)

     Aujourd'hui, anniversaire du divin Chopin. J'ai le plus grand chagrin de ma vie et j'ai pleuré, la nuit, dans le jardin. Je n'ai jamais mieux senti combien la nature est la seule chose au monde à qui se confier sans crainte de se voir trahir. La seule chose compréhensible. C'est aussi la nuit où j'ai le plus pensé. Et tandis que le quartier dormait, moi je souffrais, j'ai trouvé comme le vrai sens de la vie. Un peu de joie éphémère et beaucoup, beaucoup de malheur.

     La vie est trop longue si on doit la perdre dans la pourriture. Il faut essayer de monter, sans forfanterie, sans fatuité, simplement parce que cela doit être. Pourvu que mes emballements de jeune homme résistent à l'âge mur, avec quelques facultés en plus. Pourvu que la jeunesse me reste ! Si le corps vieillit, qu'au moins le cœur reste éternellement jeune. Pourvu que je trouve une amie qui me comprenne, aie le même but que moi, et que nous le suivions tous les deux la main dans la main jusqu'au bout du sentier, dans un bonheur continuel, se réfugiant dans son beau rêve quand la réalité est trop tenaillante, et se formant une vie intérieure profonde et douce et simple avec soi-même comme un Mermoz un Charcot, comme n'importe qui. Et pas de petitesse. De la grandeur, même dans l'acceptation des médiocrités. Car il y a cent façons de faire un devoir de latin ou de math comme il y a bien des façons de se conduire devant la menace d'un revolver boche.

     Si l'adolescence est l'âge de la tempête, j'espère que je trouverai toujours une mer houleuse. Pas de moisissures !

     Je sens que je vais vers un but que je ne connais pas et qui fuit toujours devant moi, comme une ombre trompeuse. Je me sens tout petit et je me sens grand. Je me vois tout petit et je me sens grandir. Je n'ai pas peur de la mort mais j'ai peur de la vie. J'ai peur de la folie, j'ai peur d'arriver à ma fin sans avoir trouvé mon but. Je cherche, je cherche, et il fuit. Je m'attache à des petites réalisations, moi qui en voudrais de grandes. Je ne trouve pas d'âme sœur à ma taille. Je suis un passionné et je sens bien que les petites misères du petit labeur me bouffent. Enfin, peut-être qu'elles me grandiront. Que de cet esclavage scolaire et scolastique je me tirerai pour faire une vraie vie... Mais que de médiocrité, que d'écœurante médiocrité, dont la mienne la première. L'envie d'un Dieu s'efface de plus en plus de moi, et cependant, ce sentiment me soutient dans mon écroulement. Ah, bon Dieu, ne pas pouvoir alors qu'on veut faire, ne pas être libre alors qu'on se sent fort.

     Savoir ce que je serai quand je relirai ces lignes et que je serai moins esclave de mes instincts ? Ou que je serai l'esclave libre de mon idéal ? Savoir ? Peut-être disparaîtrais-je dans cette guerre sans avoir eu un vrai moment de rigoureuse liberté ? C'est la tempête dans ma tête et dans mon cœur et c'est la guerre. J'en sortirai plus fort pour m'être fait à la lutte. Si je trouve mon chemin, je pourrai le suivre ainsi jusqu'au bout. Mais quand ?

 

 

 

12/ Petit Répertoire de l'âme.

(Quelques extraits du journal)

     29 janvier 1944
     Ai-je du courage ? Louisette, Arlette, Chita, Croquet trouvent tous que je n'en ai pas. Et moi, je trouve que j'en ai. Dans des situations dangereuses je suis capable d'en avoir. Et ça, j'en ai les preuves. Si avoir du courage c'est faire malgré la peur, j'en ai beaucoup, tellement j'ai peur. Il faut qu'on m'accuse pour que je trouve enfin une certitude !

     J'ai dit à Bret qu'il me laisse tranquille avec sa résistance. Je ne sais plus si je sers à quelque chose en tournant autour du Conseil de Guerre pour voir qui en entre et en sort et le noter au coin de la rue.
     Il dit que je suis un individualiste et un égoïste, que se battre c'est aller avec d'autres pour les autres.

     Ma vie intérieure et ma vie extérieure discordent complètement. Dans l'une, intense et sortant de l'ordinaire, je rêve encore le monde et moi-même. Dans l'autre, je le vois et je me vois tel que nous sommes, dans la bestialité de cette guerre.
     Je sens en moi s'éveiller cette soif d'aventures qui s'est tarie en papa. Je sens l'attrait brutal de l'inconnu et du voyage. J'espère qu'un de ces jours une balle plus ou moins perdue ne m'enverra pas en enfer !

     11 février 1944
     Mes nerfs ont de la peine à surmonter la vraie peur.
     J'hésite à risquer ma vie, mais je finis par le faire. C'est peut-être ce qu'on appelle le courage ?

(Quelques jours après)

     Le soleil a disparu et le ciel est couvert d'une tenture d'un gris monotone. Mais qu'il fait bon et qu'on est heureux, tout seul, sous les grands bois ! Tout seul avec soi-même.
     J'ai lu quelques pages de "L'homme, cet inconnu" et j'ai... (quelques mots illisibles) : c'est tout le travail de cet après-midi.

     La forêt devient de plus en plus épaisse et le vent de plus en plus frais. C'est beau à vivre, sa vie. Je suis pleinement heureux. Je sais que je pénètre l'âme de la nature et je me sens pénétré par elle. Un brin de mousse. Ouf.

     Ca fait du bien à un civilisé de faire un peu le sauvage. Le vrai monde est là, dans cette simplicité que j'ai toujours pratiquée, au fond, dans cet amour de la nature qui nous soulève, loin des toits gris et des tramways. La nature, mon refuge, mon calmant. Mort à cette uniformité des gens des villes qui courent au cinéma pendant les beaux jours d'été. Ici au moins, mon cœur est calme et ma poitrine se remplit d'oxygène au lieu de fumées de cigarettes. Je ne donnerais certes pas ma place pour celle d'un dictateur. Ca fait du bien, de pouvoir dire : "Tiens, l'orage gronde. Epatant. Gronde, gronde, mon vieux, je m'en fiche !"

     C'est dans la vie d'aventure qu'on trouve les joies les plus profondes et les plus violentes. L'aventure, je l'ai ! C'est mon chemin. Mais ne pas en mourir.

     L'action m'a sûrement sauvé de la folie. Elle m'a fait progresser dans ma stabilisation, dans la solidité de ma personnalité. J'ai maîtrisé mon excès de sensualité. Mon grand tort jusqu'à présent a été de me laisser guider par ma passion sans regarder les choses en face et les gens comme ils sont, de ne pas savoir choisir dans l'ordre les diverses étapes. Pour voir où l'on veut aller, il faut être lucide, apprendre à contenir son énergie, ne pas se laisser aller à des rêves stériles. Regarder en face sans peur la brutalité habituelle du monde.

     Je me laisse éblouir par une vie intérieure si forte et si constante que je n'en viens même plus à me demander pourquoi je vis. Les peurs de mes spéculations métaphysiques disparaissent dans ma surabondance.

     J'ai passé, je crois, le stade où on ne croit pas à la spiritualité, et j'arrive au stade contraire, où on ne croit qu'en elle. Jusqu'à présent la philosophie, loin de me faire douter, tend à me faire croire en dissipant mes convictions et en me faisant voir la complexité des problèmes.

     J'ai de grandes facilités de dédoublement de ma personnalité. Cela me pousserait et me pousse même au mysticisme mais il y a toujours devant mon esprit ce diable, ce bon diable, ce mauvais diable d'esprit critique !

     7 mars 1944
     La passion n'apporte pas la joie. Je suis constamment en lutte et jamais victorieux parce que jamais satisfait. Vouloir l'absolu c'est se vouer à n'être jamais heureux.

     10 avril 1944
     Je sens en moi la lutte du Mal. Et mon pauvre être résiste douloureusement, douloureusement. Je sens en moi les tares humaines et les faiblesses spirituelles. Le goût de l’aventure et de la vie noble, le goût du risque, mais hélas mon travail m’enchaîne à mon banc. C’est le vent des plaines, le cri des forêts, le crépitement de la neige ou le calme du ciel qu’il me faudrait et l’on me donne la moisissure d’une salle de classe ! Et je resterais encore longtemps à croupir ? Moi ? Ai-je la touche d’avachissement d’un potache ? Est-ce que je ne vis pas ? Comme si je n’étais déjà pas assez malade du cervelas sans encore qu’on aille me le bourrer avec des infections. Et si encore ce damné enseignement était potable et si on pouvait en tirer autre chose que du "par cœur" ? Le cœur, c’est la seule chose qui ne marche pas dans cette sécheresse. Et encore, on dissèque ceux des grands morts ! On recherche avec jalousie dans leur vie privée tous les détritus qui peuvent la salir, qui pensent les abaisser jusqu'à nous, si on ne peut rabaisser leurs œuvres sublimes. Comme la vie est différente de ce que je voudrais ! Mais avec de la volonté j’espère atteindre l’idéal que je m’en fais.

     Il faut se faire une forteresse en soi-même, dont on aurait toutes les clefs.

     Dimanche 23 avril 1944
     L’orage est sur moi. Je ne vois que des nuages et je ne sais pas où est le ciel bleu qui est derrière. Et cependant, je le devine, ce ciel, je le sens obscurément, comme une partie de moi-même.

     Chita a raison dans ses jugements mais en quoi a-t-elle pu voir de l’égoïsme et du manque de courage en moi ?

     Je dois d’abord me forger une vie intérieure intense. Et observer les autres, les disséquer, les juger si je peux sans le leur dire. Et être sans orgueil. Je sais ce que je suis, rien et même moins que rien. Ce qui leur fait croire à de l’orgueil c’est cette vérité qui est en moi, cette franchise non pas voulue mais naturelle.

     Juin 1944
     J’en vois des quantités qui marchent tranquillement et sans souffrance morale. Dehors, il neige, ici le feu de la cheminée, mais j’ai les lèvres glacées. Je sens en moi un ennui mortel, une crainte vague, ou peut-être cette sorte de calme qui précède la tempête. J’ai dix-huit ans bientôt et je n’ai toujours pas choisi ma voie ! Plus du cinquième de l’existence et toujours rien ? Je souhaiterais bien croire mais je sens que je ne peux pas. Je ne vois devant que de petits buts et pas le grand de toute une vie. Et je rencontre rarement des âmes d’élite autour de moi. Mais la lutte que j’ai rêvée est possible ! La lutte, n’est-ce pas le propre de l’adolescence ? Je me sens noyé en un monde de pensées, de dégoûts, d’espoirs, de déceptions où j’essaye de nager mais son courant m’entraîne deci-delà...comme la feuille morte sur la rivière, et comme ces flocons qui tombent dehors. Le feu qui luit et flambe dans la cheminée, il a un but, lui ! Brûler. Et moi qui raisonne, rien. J’espère que je ne vais pas passer toute ma vie comme ça, dans la négation et le doute et que je verrai bientôt la lumière éblouissante de la certitude.

     Bah ! Demain j’écrirai une poésie où je clamerai : "heureux les vivants qui peuvent penser" ! Et c’est merveilleux d’avoir en soi des foules de choses, des foules d’idées qu’on n’attend plus.

     10 juillet 1944
     Je veux me servir de mon imagination pour d’autres buts que de m’imaginer des corps de femmes parfaites. D’ailleurs je l’ai vu de mes propres yeux, le corps de la femme. S’il est vraiment beau, et encore j’en doute, il ne doit pas être l’obsession d’une vie. Le corps de la femme nous le trouvons beau par intérêt, parce qu’un jour il sera pour nous un instrument de plaisir et un instrument de reproduction.

     La plus grande douleur que l’on puisse avoir est d’être passionné, idéaliste et instable. Je ne me comprends pas. Le perpétuel retour sur mes décisions, ou plutôt ce perpétuel changement de décision est-il dû à mon âge ou à mon tempérament ? Et va-t-il durer peu ou toujours ? Par manque de but, vais-je faire un raté ? Un pauvre raté que travaille sa nullité et son indécision ? Je ne puis supporter cette idée. Il me faut un but et je ne trouve que doute et illusion

     Je sens souvent en moi des montées soudaines de joie qui m’élèvent et servent aussi quand elles sont finies à me faire sentir ce que je perds et ce que je gagne en les perdant. Ce sont des sautes subites de joie qui pourraient bien être de la passion. Car je suis un passionné et j’espère que je le resterai. Ce n’est pas un trait de caractère de passage, car il est essentiel.

     J’ai enfin tous les moyens pour arriver à mon but, sauf la méthode, et je ne sais pas ce que je veux atteindre.

     C’est terrible de sentir en soi des forces formidables qui poussent vers un idéal et de ne pas savoir pourquoi et où elles vous poussent ? L’homme cherchera toujours sa vérité et il n’a pas les moyens de la trouver car il est homme. Ou bien il croit la reconnaître en Dieu : simple fruit de son imagination, ou bien il ne la trouve pas.

     Je sens confusément qu’il me faut un idéal, que c’est nécessaire à ma vie, et je ne comprends pas pourquoi il en faut un et lequel, et c’est grande tristesse.
     Mais les idées ne se trouvent pas en usant de sordides fonds de culotte dans un lycée non moins sordide. L’idéal est dans la vraie vie.

     18 janvier 1945
     L’action m’a sûrement sauvé de la folie. Elle m’a fait progresser dans ma stabilisation, dans la solidité de ma personnalité. J’ai maîtrisé mon excès de sensualité. Pour voir où l’on veut aller, il faut être lucide, apprendre à contenir son énergie, ne pas se laisser aller à des rêves stériles. Regarder en face sans peur la brutalité habituelle du monde.

     Mais peut-il exister une charité sans Dieu ? Je m’aperçois encore une fois qu’il est impossible de raisonner un idéal. Je ferais mieux de le vivre plus passionnément en attendant la raison.
     De toute façon, je suis certain que ma difficulté d’aujourd’hui se tassera. Un jour, ce n’est qu’un jour. Demain se portera mieux.

 

 

 

13/ Dans l'œil du cyclone

(Récit)

     Ici, le journal se tait sur trois événements violents. Prudence ? Honte ? Je ne le sais toujours pas. Restent ces souvenirs :

     Premier accroc.
     J'adorais la place Mériadec où s'étalait à l'époque le marché aux puces. Je traînais souvent autour de ses étals en m'imaginant sans doute y découvrir l'objet rare. Un jour je sentis que j'étais suivi. Prendre la fuite c'était risquer de se faire tirer dans le dos avant d'avoir eu le temps de se perdre dans les petites rues tortueuses des bas quartiers. Autant voir venir. Le flic français en civil m'aborda. J'avais heureusement sur moi mes papiers de dispense du service travail obligatoire, dit STO, comme volontaire à la défense passive et pompier auxiliaire. La guerre tournait au désastre pour l'ennemi. Le flic et moi, nous avons dû nous regarder dans les yeux, à qui aurait le plus peur.

     Il a dû me dire que je serais plus utile à travailler qu'à faire les puces comme un fainéant ? Quant à la défense passive, tout le monde savait que c'était une planque pour les fils à papa ou pour les terroristes, et c'était vrai. Je portais d'ailleurs ces deux chapeaux. Je crois me souvenir qu'il m'a lâché, avant de me laisser aller, quelque chose comme : "Et tâche de ne pas me regarder comme ça !"

     En partant il se retourna plusieurs fois comme s'il allait recevoir une balle dans le dos. Une balle qu'il aurait peut-être un jour prochain, tant les choses continuaient à tourner de plus en plus mal pour l'Allemagne nazie, ses sbires français et ses amis collaborateurs.

     Deuxième alerte.
     Si je ne m'en étais pas mal tiré cette fois, la suivante frisa la catastrophe.
     Je me donnais aux sports de défense ou plutôt de self-défense car c'étaient, je crois bien, les seuls autorisés. Le seul local équipé était celui de la police où je m'entraînais chaque semaine avec un homme plus âgé sous l'autorité duquel, quelques mois plus tard, ô ironie, j'allais faire le fascicule de close combat qui servirait plus tard ...dans la police.

     J'avais laissé mes vêtements civils au vestiaire pour enfiler mon kimono et, en parfait imbécile, j'avais oublié un revolver chargé dans mon blouson. En me rhabillant, je contrôlais qu'il y était bien, mais il n'y était plus. Un policier me barrait la porte. Notre conversation fut de ce goût :

- Tu cherches quelque chose ?
- Non.
- Tu as de la chance d'être tombé sur moi, petit con !

     Il me rendit l'arme et jamais je ne revins faire de la self défense dans ce local.

     1er juin 1944
     La préfecture ne veut plus de nos groupes de défense passive. Ils pensent que ce sont des nids à faux-papiers et à réfractaires au STO

(Récit)

     …Ce qui était vrai. Beaucoup de ces structures de défense passive, de Croix Rouge et même de scoutisme d'adolescents cachaient des petits résistants comme moi, mais aussi des grands, sous de faux papiers. Mais ces milieux étaient facilement pénétrés par des mouchards et n'avaient guère de technique de la clandestinité. Ils servaient de viviers aux maquis des Landes, eux bien mieux organisés et plus mobiles. Pour ceux qui restaient sur place, la trahison était partout, et les dénonciations sous la torture. Ceux qui la subissaient pouvaient au mieux y résister quelques heures, le temps pour ceux qu'ils allaient dénoncer de disparaître. Mais à la libération de Bordeaux, les ravages des arrestations étaient tels que les groupes actifs étaient devenus squelettiques.

(Journal)

     Mardi 6 juin 44
     Ce matin à six heures les Anglais ont débarqué sur les côtes de Normandie. Les gens se sourient dans la rue en faisant le V de la victoire avec deux doigts. Pitié pour la France.

     Je suis une girouette. Maintenant qu’il y a de l’espoir, j’aurais envie de faire quelque chose, mais je n’ose pas aller revoir Bret. De quoi j’aurais l’air ?

     Le sort en est jeté. Que serons-nous demain ? Et que sera la France ? Ce qu’en feront les forts, les jeunes. Donc je vais continuer à me former le caractère. Je suis encore dans l’adolescence où on cherche, mais tout ce que j’ai fait et vu lui a donné un sens. Faire de moi un homme résonnant et raisonnant. Après cette guerre, il faudra non des cuistres en chambre plus ou moins évolués, mais des penseurs solides et surtout des gens d’action et d’une profonde moralité. J’ai le sens de l’action bien que je n’en aie pas encore l’intelligence. Ce monde est terrifiant.

(Récit)

     Les alliés se battaient en Normandie mais la France était toujours occupée. Les défaites allemandes rendaient la gestapo et ses sbires français encore plus impitoyables et les déportations continuaient. La chasse aux résistants, devenus très dangereux à l'arrière des lignes allemandes par leurs multiples sabotages des voies de communication, décimait les rangs des patriotes. C'est alors que je "repris du service", si j'ose dire.

     Troisième alerte
     L'épisode qui suivit allait être beaucoup plus grave, mais de celui-là je n'étais pas responsable.

     La Croix Rouge avait demandé que notre équipe vienne donner un coup de main à des infirmières pour porter des cantines de patates gare Saint-Jean, sur une voie de garage gardée par de tous jeunes soldats allemands qui plaisantaient devant un train de marchandises tandis que les plus vieux se faisaient tuer sur le front russe.

     Un jour ce serait leur tour de partir à l'abattoir, aussi n'espéraient-ils qu'une chose : que la guerre se termine avant. Mais s'ils avaient peur des russes, ils avaient encore plus peur des "terroristes" s'ils restaient bloqués en France. Il leur tardait donc que ce train parte ou reparte vers leur pays. Une tentative de convoi ferroviaire vers Angoulême avait échoué, les avions alliés ayant détruit systématiquement les voies et les gares devant lui.

     Quand toute l'équipe Croix Rouge fut sur place, un gradé allemand fit ouvrir les portes des wagons de bestiaux. Une puanteur en sortit. Ils étaient pleins d'hommes, et dans le wagon de tête, plein de femmes. Tout le monde se tenait debout, faute de place. Les déportés se relayaient pour s'accroupir ou pour s'asseoir. Beaucoup, malades de dysenterie, se soulageaient dans le wagon. Presque pas d'étoiles jaunes, qui étaient déjà parties il y avait des années par d'autres convois ou qui s'étaient cachées.

     Un homme bien habillé, la porte à peine ouverte, se mit à hurler comme un fou parce qu'on avait apporté à manger et rien à boire. Un autre fit signe aux jeunes qui venaient les ravitailler qu'il était réellement devenu fou. Quand, morts de faim, certains se jetèrent sur les gamelles, d'autres déportés y mirent de l'ordre, sinon une bagarre risquait d'éclater et les aliments de s'éparpiller par terre.

     Ils étaient là depuis trois jours, dans leurs wagons fermés, debout et en plein soleil. Un vieux était mort. Les infirmières de la croix rouge, ceux de notre équipe et les déportés ne pouvaient échanger ni des réflexions ni même des regards. Les filles en uniforme osèrent enfin parler en cachette aux gens des wagons pour les encourager. Oui, les nouvelles étaient bonnes. Oui, les Allemands se faisaient battre sur tous les fronts. Oui, les voix ferroviaires étaient détruites. Si le train restait quelques jours de plus gare Saint Jean, il ne pourrait plus partir vers l'Allemagne.

     Je trouvais ces jeunes femmes admirables, et sans doute l'étaient-elles vraiment, mais j'avais la rage au cœur. Mes amourettes et mes rêves d'Idéal et d'Absolu étaient d'un autre monde. Ici, un seul mot échangé comptait plus que de longues bafouilles entre jeunes sur l'existence. En rendant les gamelles, les gens du convoi nous firent comprendre qu'ils avaient collé des missives sous leur fond.

     Une femme qui parlait allemand demanda aux gardiens de pouvoir débarquer le mort et que les malades aillent, devant tout le monde, se soulager entre les voies. Quand l'un d'eux fut pris à cacher une lettre sous le rail, un SS le ramena à coups de pied dans son wagon et tout le monde fut à nouveau derrière les portes verrouillées. Seul le dernier wagon restait ouvert et semblait inoccupé.

     En partant avec ma gamelle vide j'y jetai un coup d'œil. Dans la paille, une jeune fille était recroquevillée, complètement nue, manifestement à la disposition des gardiens.
     C'était trop pour moi. Je me souviens d'être allé me cacher pour vomir derrière les wagons. Je n'ai jamais parlé à personne de ce que j'avais vu, mais je crois qu'à ce moment même quelque chose avait basculé. Je connaissais la haine et j'avais envie de tuer.

     Dieu, si tu existes, un peu d’amour, d’amour vrai, d’amour pur. Je veux me donner et je suis seul ! Je suis seul, trop seul, pauvre moi. Je lutte seul et quelle lutte ! Ô Dieu, de l’aide, donne-moi quelqu’un qui m’aide... Mais tu n’existes pas plus que ce quelqu’un, tu es comme moi, comme tout le monde. Ton nom sonne creux comme une boite vide.
     Ah, un amour pur et vrai n’est donc pas possible ? Hommes. Dégoûtants poux.

     Beaucoup disent : l’année qui vient, le monde deviendra fou.

 

 

 

14/ Dans les mâchoires du piège

(Ceci n'est pas dans le journal que je ne pouvais plus tenir pour les raisons qu'on va voir : il s'agit là d'un simple récit daté )

     Le 9 juillet 1944
     Le papier qu'un déporté avait collé sous ma gamelle était, je m'en souviens, destiné à des nobles. Des "de" quelque chose. Quand je suis allé le porter rue Fondaudège, à l'adresse indiquée, j'ai eu l'impression qu'un type me pistait. J'ai réussi à le semer puis à refaire le tour du quartier avant de revenir jeter discrètement le message dans la boite aux lettres.

     Le lendemain, réunion de l'équipe de la gare à l'ancien local, à quelques pas de la Bourse du travail, sans doute pour faire le rapport de ce que chacun avait fait de ses messages clandestins. J'avais probablement fait le détour pour aller prendre Fabrèges, mon copain et complice, car nous étions très en retard en arrivant devant le local. Là, Fabrèges me dit à voix basse : "traversons pas". Deux types en gabardine faisaient les cent pas non loin de notre porte cochère. Un fourgon de la police s'arrêta. Les amis y furent jetés et les deux types suivirent en traction.

     Sans ce retard et sans le coup d'œil de Fabrèges, moi aussi, j'étais bon...
     On est allé ensemble chez les G. pour qu'ils avertissent nos parents de l'arrestation des autres. Par prudence, on ne rentrerait plus coucher chez nous. Les G se chargeaient de nous trouver des planques. Je ne me souviens pas de celle de Fabrèges.

     Que s'était-il passé ? Le ravitaillement humanitaire du train était-il une charité réelle des boches ou un piège ? Dans ce cas, la police aurait fermé les yeux sur le fait qu'on nous donnait des messages et nous aurait fait suivre pour repérer et ramasser leurs destinataires. Probable.

     En jeunes maladroits de 17 à 20 ans on était tous tombés dans le panneau en distribuant nous-mêmes les messages alors qu'il fallait évidemment confier à d'autres cette mission. Les irresponsable étaient ceux qui nous avaient utilisés dans une action réellement risquée sans nous donner la moindre notion des règles de la clandestinité, qui sont de fragmenter les tâches.

     Ceci me rappelle, cette anecdote ubuesque mais vraie : un maquisard prend le train. Il a caché sa mitraillette dans sa valise. Les Allemands font descendre tout le monde dans une gare pour la fouille. L'homme demande à un tout jeune garçon qui voyageait dans le même compartiment d'échanger leurs bagages, sachant que l'enfant avait très peu de chance d'être contrôlé. Ni l'un ni l'autre ne l'ayant été, l'homme à la sortie de la gare, dit au jeune, en échangeant leurs valises :
- Tu ne le savais pas, mais tu viens de faire un acte patriotique. Dans cette valise je transportais ma mitraillette.
- Moi, réplique l'enfant, dans la mienne, je portais plein de chargeurs à mon père.

(Récit)

     11 juillet 1944
     Une filière des F.F.I me trouva une planque dans la manufacture de tabacs de Bordeaux où la concierge madame D... était des nôtres. Elle m'avait caché dans la grande cour, dans une logette construite au milieu de sacs de déchets. Là, je pourrais attendre de voir comment tout tournerait après l'incident de la gare Saint-Jean. D'après la concierge, ceux qui s'étaient fait piéger au local, après quelques jours en prison, seraient relâchés parce que parmi eux se trouvaient des filles de collaborateurs. Mais Bret, qui était notre contact avec des responsables adultes des F.F.I était beaucoup plus inquiet.

     On avait dû amener nos jeunes au camp de Souges de très mauvaise réputation. On y torturait et fusillait à tour de bras. Par contre, la maison où j'avais porté les papiers, rue Fondaudège, disait-il, avait encore ses volets ouverts. Les destinataires du message n'avaient pas dû être inquiétés.

     La fille de la concierge venait me rendre visite en cachette comme à un héros de son âge, que je savais bien ne pas être. Mais je me vois bien jouer la comédie en prenant devant cette donzelle les airs de courage tranquille des Grandes Causes. D'ailleurs, je ne me souviens pas d'avoir eu tellement peur en si bonne compagnie, dans ma planque entre mes sacs de déchets de tabac. Tout ce que j'avais vu et vécu devait me sembler d'un autre monde, cruel mais lointain... Seule l'image de cette pauvre fille livrée dans son wagon à n'importe quelle soldatesque m'obsédait. En y pensant j'avais des bouffées de honte et de fureur et même maintenant, ce souvenir me hante.

     La fille du concierge, au bout de trois jours, m'apporta une trémie grossière pour m'occuper. Je devais trier les débris de tabac et récupérer ce qui était fumable. Ici on faisait ce qu'il fallait pour sauver des résistants mais on n'en perdait pas tout sens pratique. Je suppose que la concierge échangeait ce tabac contre de la nourriture.

     L'époque légitimait ce genre de compromis et je fis de mon mieux pour rendre ce service, bien qu'à force de secouer ces poussières la gorge me brûle au point d'en rester aphone pendant des jours. Il faisait heureusement si beau la nuit, les ouvriers partis, que je pouvais dormir sur une terrasse, hors de ces maudits empilements de résidus.

     Une nuit, la concierge elle-même vint me réveiller. Elle avait entendu à la B.B.C que les Russes avaient enfoncé le front allemand tandis que la R.A.F venait d'anéantir en deux nuits une de leurs grandes villes (Dresde sans doute avec ses 180.000 civils morts, que je considère comme ni plus ni moins qu'un crime de guerre de Churchill).

     Je fis celui qui se réjouit, alors que mon plus grand souhait était de quitter Bordeaux et de m'installer jusqu'à la fin de cette boucherie au milieu des Landes, dans la petite école de mon enfance, et de ne plus jamais entendre parler ni de guerre ni de résistance.

 

 

 

15/ En fuite

(Récit)

     13 juillet 1944
     Bret revint me voit à la Manufacture avec des mauvaises nouvelles. Les enfants de collabos avaient été libérés de Souges. Ils prétendaient que tout allait bien pour les autres, donc ils mentaient. Bret leur ayant demandé ce qu'ils pensaient du convoi : "Ce n'étaient que des communistes". Une réponse de collabo.

     On ne pouvait pas me cacher plus longtemps à la Manufacture sans risquer d'être dénoncé par un des ouvriers qui y travaillaient. Mon père m'amena mon vélo. Avec ce moyen pour déguerpir et un peu de culot, je devais pouvoir sortir de la zone interdite avec des faux papiers. Des paysans de Nérac, dans le Lot-et-Garonne m'accueilleraient, le temps qu'à Bordeaux on soit sûr que je n'avais pas été dénoncé ou repéré. Ces paysans avaient une grande ferme sur les coteaux entre Nérac et Barbaste.

     Quand on allait après les bombardements faire ce qu'on pouvait comme équipe de pompiers ou de Croix rouge, certains résistants, dont je n'étais pas, profitaient du désordre indescriptible pour se faufiler vers la base de sous-marins et noter les dégâts proprement militaires. Au dernier bombardement, les bombes énormes étaient tombées pile sur les écluses. La base était inutilisable, et mieux : des sous-marins y étaient bloqués. Il fallait demander aux alliés d'arrêter les bombardements.

     Bret profita de ma fuite pour cacher des plans des dégâts de la base de sous-marins dans le tube du guidon de mon vélo bien que je n'aie aucune envie de faire le porteur. Après ce qui s'était passé à la gare, je me défiais de tout et de tous.
     La nuit qui précéda mon départ, je crus entendre des bruits de bottes dans la rue. La concierge m'assura que personne n'était passé.
     Je partis aussitôt après la levée du couvre-feu avec, dans les poches de mon porte-bagages, assez de nourriture pour arriver à Nérac... si les bons tuyaux d'arrosage qui me servaient de pneus tenaient toute la route.

     Je dormais avec mon vélo sur les fougères des cabanes de résiniers et la nuit, dans le silence paisible des pins, je ne devais plus savoir si j'avais rêvé ou si tout s'était bien passé comme je l'avais vu. Je me sentais en convalescence mais de quelle maladie ? Celle de vivre ?

     J'aurais voulu ne plus jamais revenir à Bordeaux. Tout recommencer dès l'enfance quand au bord de la Baïse je regardais passer les gardons et les ablettes ou, perché dans un arbre, je faisais mon éducation en surveillant avec grand intérêt les ébats très dévêtus des amoureux.

     C'est ainsi que je débarquai chez les C..., loin de l'agitation du monde, et sans le moindre ennui sur ma route. Les deux filles de la maison, 14 et 16 ans, me virent arriver précédé d'une auréole de héros. C'étaient des petites paysannes qui devaient avoir besoin de rêver. Elles échangeaient à table des sourires complices et des regards dérobés. Elles me suivaient dans le parc et se cachaient derrière la haie. Je dus jouer à la perfection et sans déplaisir, mon rôle de fuyard, et je ne jurerais pas de ne pas en avoir un brin rajouté.

     15 juillet 1944
     Jamais, depuis le temps des restrictions, je n'avais mangé autant de bon beurre sans margarine, jamais autant de viande fraîche à satiété. On voulait m'engraisser à tout prix. Les deux filles bourraient l'estomac du Bon Dieu. Quant aux plans de la base cachés dans mon guidon, je pense qu'ils n'avaient plus le moindre intérêt.

     J'avais à peine eu le temps de jouir de ces petits soins que mon père m'envoyait cette carte : "cousine très malade" (on n'avait pas le droit d'envoyer des lettres et elles étaient pré imprimées par la censure). "Cousine très malade" signifiait en clair : "tu rentres". Je repris bien à regret mon vélo, mais avec des vrais pneus et des vraies chambres à air, de quoi faire crever les autres de jalousie en arrivant à Bordeaux, où tous les vélos avaient été réquisitionnés. Dans le Sud, en échange de leurs poulets et de leurs pommes de terre, les paysans pouvaient encore trouver des merveilles aussi rares que des chambres à air.

     Le matin où je redescendis à regret la côte de la ferme, les deux filles coururent en agitant leurs mouchoirs. Le retour fut plus risqué que l'aller. La guerre tournant de plus en plus mal pour l'occupant, la peur des maquis s'installait et les barrages de contrôles sur les routes se multipliaient. Heureusement, ma carte de défense passive et de croix rouge avec un faux nom expliquaient que je n'ai pas déserté les corvées obligatoires du STO.

 

 

 

16/ Ailleurs

(Journal)

     10 août 1944
     Lettre de Sam qui me raconte en détail comment les maquisards du Vercors dont il faisait partie se sont fait massacrer. D'abord encerclés puis attaqués le 23 juillet. Ceux qui restaient se sont regroupés puis ils se sont engagés dans l'armée qui remontait le long du Rhône.

(Récit)

     L'ami Sam revint maigre et abattu mais vivant de l'encerclement du plateau du Vercors par les divisions d'élite allemandes. Des milliers de maquisards y avaient fixé des régiments qui auraient été nécessaires ailleurs. Mais quels massacres de civils et de résistants quand des planeurs avaient atterri ! Les maquis s'étaient précipités croyant à des renforts alors qu'en descendaient les troupes d'assaut allemandes !
     Sam racontait qu'il n'avait dû sa vie qu'à d'épais buisson d'épineux où il était resté caché à plat ventre deux jours et deux nuits pendant que les unités allemandes nettoyaient le plateau en fusillant tous ceux qu'ils prenaient. (Journal)

     Et ma vie passe, inexorablement, comme je passe dans les rues où tant d'hommes passent, cherchant et ne trouvant pas. J'en vois qui meurent sans trop savoir pourquoi, et d'autres tuent sans savoir ni qui ni pourquoi. Tout le monde s'y perd.

 

 

 

17/ L'impossible attente

(Récit)

     A Bordeaux, à peine franchie la Barrière Saint-Genès, il filait chez Bret. Les nouvelles de la guerre étaient bonnes. Les Allemands reculaient sur tous les fronts, leurs villes étaient écrasées sous les bombes et des centaines de Lancaster étaient revenus "visiter" Mérignac et Bacalan.

     De ceux qui s'étaient fait piéger au local, aucune nouvelle. Je crois me souvenir qu'une fille, avec la complicité d'un vieux soldat allemand, avait réussi à s'évader. Si c'était vrai, heureusement pour elle. Pour délier les langues, au camp de Souges, on vous mettait pieds nus sur une plaque de fonte qu'on chauffait au chalumeau.

     Aux FFI, au retour de Nérac, je pris du grade. On me confia des armes, dont une grenade offensive allemande dont je revois encore le manche en bois et le cordon qu'il fallait tirer pour l'amorcer avant de la lancer. Elle me terrorisait et j'avais l'espoir de ne jamais m'en servir. En dépit des explications embarrassées de Bret, j'en aurais été bien incapable. Lui n'aurait pas fait mieux. Dire que ce genre de troupe serait censée descendre dans les rues de Bordeaux si les Allemands refusaient d'en partir ou s'ils faisaient sauter le Pont de pierre !

     En attendant, les rumeurs allaient bon train. Place de la Victoire un FTP, par provocation, se promenait sur un vélo, ce qui était interdit car il avait fallu livrer tout ce qui roulait. Arrêté par un vieil allemand, il lui aurait tiré une balle dans le ventre avant de s'enfuir. Lâche et pas malin.

     Le bruit avait aussi couru qu'un employé de la gare avait réussi à glisser une barre à mines dans notre wagon de déportés, laquelle leur avait servi en route à soulever le plancher. Quand le train avait ralenti, quelques-uns avaient réussi à s'évader mais d'autres, plus maladroits, étaient passés sous les roues. L'histoire, avec le recul, s'avéra authentique.

     Quand il relisait le journal intime qui avait précédé ces événements, il devait se demander où il en était de ses fameuses Vérités Spirituelles. D'un côté, la course après un idéal moral et religieux absolu sans loi ni Dieu, de l'autre le spectacle d'un monde de bêtes humaines sans foi ni loi. Lequel des deux mondes devait lui paraître le plus fou ?

     Sa seule réponse ne pouvait être que de repartir dans une action douteuse, mais qui le réconcilierait une fois de plus avec lui-même. Lui prit une très forte envie de rejoindre le maquis des Landes, où il y avait de plus en plus de monde, mais selon Bret ce n'était plus le moment. On serait plus utile en ville le moment venu. Mais quand viendrait-il donc, ce moment là ? Et à quel prix ? En l'attendant, tous se tenaient tranquilles. La grande peur changeait de camp.

     Il y avait quand même à Bordeaux, de temps en temps, de bonnes nouvelles. Quelques familles de juifs que j'avais averties de nuit étaient revenues. J'étais bien trop timide pour les rechercher. Ils ne sauraient jamais qui était passé chez eux la nuit avant la rafle.

 

 

 

18/ Les voilà !

(Récit)

     17 août 1944
     Ce matin-là, Bret débarqua à la course. Il jurait ses grands Dieux avoir vu sur les boulevards passer une Jeep qui roulait à toute allure avec deux drapeaux au vent. Un blanc et un autre qui pouvait être ou anglais ou français, mais sûrement pas allemand car ni le conducteur ni l'officier n'avaient l'uniforme vert de gris. Les Bordelais étaient tellement habitués à voir rouler des militaires qu'ils ne s'étaient même pas rendus compte que cette fois ce n'étaient plus les mêmes. Bret fut vexé que personne ne veuille le croire mais quelques heures après des rumeurs incroyables se répandirent. Les Allemands allaient se rassembler aux Quinconces et au Parc bordelais d'où pendant la nuit ils partiraient en convois pour quitter à jamais la ville. C'est ce que les officiers alliés seraient venus négocier avec leur drapeau blanc.

     Bret cette fois apporta des ordres précis. Surtout, quoiqu'il arrive, ne pas bouger, ne pas tirer. Rester chez soi prêts à tout, mais pas un geste qui puisse nuire ou simplement faire peur aux occupants. Si tout se passait comme convenu, ils partiraient sans faire sauter le Pont de pierre, sinon...

     Et tout se passa comme prévu. Même les FTP qui y allaient souvent de leur provocation ne bronchèrent pas. Au matin, certaines grandes rues étaient jonchées de chaussures, de casquettes, et même d'armes. Quand un objet tombait d'un camion, il ne ralentissait pas. Comme s'il y avait des maquisards derrière chaque porte cochère. S'ils avaient su leur peu d'effectif et la faiblesse de leur armement !

     Le lendemain, plus un seul uniforme allemand dans toute la ville, mais les gens, méfiants, restèrent chez eux car il y avait encore la Milice. La radio désormais libre disait que dans une petite ville, après que les Allemands aient fait semblant de partir, quelques affolés de la Milice étaient revenus quand la fête battait son plein pour jeter des grenades par les fenêtres.

     18 août 1944
     Ce matin-là, Bret me téléphona. On pouvait enfin tout se dire par téléphone, bien que les gens de la préfecture soient les mêmes que pendant l'occupation, ce qui semblait plutôt surprenant (Papon le secrétaire, ce collabo honni, était même maintenu à son poste !). L'équipe au complet avait rendez-vous au local pour une distribution de brassards tricolores F.F.I, qu'un coup de tampon maladroit validait. L'équipe sortit et moi aussi bien sûr dans la rue, fière de montrer son appartenance au grand jour, mais dans Bordeaux, il en sortait de partout, de ces brassards tricolores ! Résistants de la dernière heure et collabos de la première. Tous clandestins, tous héros de l'ombre. Une ombre si épaisse que personne ne les y avait jamais vus à l'œuvre.

     Des militaires de carrière en uniforme passèrent en voitures découvertes. Je les saluai, mais aucun ne me rendit son salut. Ils étaient d'une autre espèce que ces gamins qui serraient les dents sous la torture s'ils étaient pris, mais qui n'en restaient pas moins pour eux des gamins. Des amateurs. Pire: des civils !

     Et toujours pas de nouvelles du camp de Souges sauf qu'on avait fusillé beaucoup de monde dans les landes voisines.

 

 

 

19/ Liberté ! Liberté!

(Récit)

     Je me souviens que soudain, sans qu'aucun mot d'ordre n'ait été donné, les rues se remplirent. Tout le monde sortait. Même mes parents étaient dehors. Sur la chaussée, chacun se mettait à parler avec tous. Depuis le temps qu'il fallait rester muet si on tenait à sa vie... Et ça chantait, et ça riait, et c'était incroyablement bienveillant. Les femmes se jetaient au cou de tout ce qui portait un uniforme. On avait le droit d'embrasser les filles et de les balancer dans les bassins de la place de la Victoire. Des monômes énormes se formèrent, et j'en dirigeai un des plus gros. Moi, oui, moi ! On me vit aussi sur la plate-forme d'un camion faire tournoyer un drapeau, celui-là même que j'ai retrouvé replié en loques au fond d'une malle, près du journal de mon adolescence. Une folie de libre bonheur.

     Mon monôme, je le menai jusqu'au Lycée de filles. Elles étaient sagement en classe, mais le concierge ne fit pas un geste pour empêcher la horde de garçons de rentrer. Ils surprirent une prof, fieffée collabo, terrorisée de voir ces gaillards débarquer dans sa classe. De vrais sauvages. Elle passa par la fenêtre mais on la retint quand même pour qu'elle ne se fasse pas trop mal à l'atterrissage. Les filles, bien sûr, ne demandèrent pas mieux que de sortir du lycée pour courir les rues avec les garçons.

     Quand le monôme passa devant un cinéma, j'y entrai par curiosité. Il y avait du monde en séance de jour. Ceux-là, la joie de leur peuple ne les intéressait pas. Ils avaient trop peur d'être mêlés à cette populace. Ils n'étaient même pas là pour le film mais pour se protéger dans l'obscurité. Les garçons montèrent dans la cabine de projection pour faire allumer les lumières de la salle, puis ils se hissèrent en scène pour admonester les spectateurs. Ils leur demandèrent même de se mettre à genoux pour demander pardon d'être là, et comme ceux qui leur faisaient cette injonction avaient leur mitraillette sous le bras, ils obéirent et partirent heureux de s'en sortir à bon compte.

     La nuit passa à rire et des bouteilles clandestines sortirent des caves. Les gens de tous âges avaient l'air d'écoliers en récréation. Jamais je n'ai vu une telle liesse populaire. Le jeune Heurté dut sans doute leur chanter à en perdre la voix une mixture de "Amis entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine" et de "Fleur d'épine, fleur de rose...", sa spécialité

     29 août 1944
     Les brassards s'étaient multipliés dans la nuit. C'était à se demander comment les Allemands avaient pu survivre sans être étouffés par tant de héros, et comment on avait pu déporter tant de monde sans que tous les trains ne sautent dans toutes les gares. On apprit que s'il y avait trop de brassards dans les rues, les vrais maquis armés, ceux qui s'étaient battus dans les départements autour de Bordeaux n'avaient pas le droit d'entrer dans la ville. Bizarre... On n'était donc pas si libre ?

     Mais enfin, plus besoin de jouer à la guerre. Le jeune homme que j'étais était enfin libéré de la peur et pouvait se consacrer à ses gros problèmes avec les filles.
     Lourde erreur. La mort l'attendait, plus proche que jamais, dans la stupidité gigantesque de ces temps.

 

 

 

19/ Et tout recommence...

(Récit)

     La petite équipe, ou ce qu'il en restait, ayant reçu l'ordre de garder ce qui devenait la Bourse du Travail s'installa tranquillement dans le café qui faisait angle, près de son local. Le temps était radieux et le patron avait sorti de la vraie limonade au vrai citron et au vrai sucre.

     Garder la Bourse du Travail ? Il fallait voir les armes ! On discuta politique les pieds sur les tables avec les copains communistes des FTP. Eux disaient que De Gaulle, bien sûr, c'était très bien mais que si on ne voulait pas se retrouver avec les mêmes, si on voulait que la société change, il fallait suivre l'exemple de Staline et faire la révolution. Bret, lui, avait les consignes FFI. Ne pas trop discuter avec ces camarades de combat communistes, ne pas les suivre s'ils entraient de force dans les bâtiments publics. Le pays ne voulait pas d'une guerre civile après la guerre tout court et notre cher De Gaulle se méfiait de certaines de ses troupes. Les Allemands à peine partis, et ils n'étaient qu'à quelques kilomètres, on commençait déjà à se disputer le pouvoir...

     Les discussions, ardente mais sympathiques battaient joyeusement leur plein devant les limonades quand une rafale de mitraillette, partie d'on ne sait où, jeta tout le monde à plat ventre. L'ami assis près de moi écopait d'une balle dans la poitrine, tandis que le père de Fabrèges avait une oreille arrachée. Une jeune fille qui passait par là était dans le caniveau avec du sang plein la nuque. Le temps de courir chercher un brancard à deux pas, à l'hôpital Saint-André, en agitant un drapeau blanc et elle était morte.

     Ce n'était pas un allemand qui tirait mais un gamin de la Milice qui allumait tout ce qui bougeait, à plat ventre derrière un réverbère. A quoi jouait-il, cette ordure ? A quoi rêvait-il ? Qui voulait-il venger ? On ne le lui a pas demandé. On l'a abattu comme un chien.
     Je ne suis pas resté garder ma Bourse du Travail mais je suis rentré chez moi les jambes molles et le cœur gros.

     Elle serait donc toujours là, cette saloperie de guerre ? Assez de sang et de violence ! Surtout, assez de bêtise ! Bien sûr il y avait des amis à venger, la fille du train et celle du café, mais avec des SS en face, et non des miliciens stupides tout juste bons à être fusillés. Or à Bordeaux, des SS, il n'y en avait plus un seul. Désormais j'allais laisser mon brassard chez moi, ce brassard que j'ai encore dans quelque armoire.

(Journal)

     30 août
     Courage ce matin de me plonger dans un bain glacé, puis meeting politique.
     Soir : poésie. Autre meeting politique. Discussions, dans la foule, sur les partis en général.

     Je me verrais menant une jeunesse forte loin de toute idée politique. La solution des problèmes sociaux doit se chercher dans les problèmes moraux. Il va falloir que j’approfondisse cette question.
     Je sens en moi des foules d’images qui attendent, non employées, de passions en gestation qu’il est temps de tourner vers une voie que j’aurai ou bien aurons choisie.

     31 août
     Plus mon caractère semble se stabiliser, et plus mes poésies deviennent belles. Dès que je serai mieux et que j’aurai passé cet âge, je ferai quelque chose de vraiment bien.

     18 octobre
     A la réunion avec des FTP, discussions politiques. Je réserve mon opinion. Joie et Marabout discutaillent toujours sans un mot de réalisation. Si je n’ai pas autant de connaissance qu’eux, moi au moins, je sais aller jusqu’au bout. Mais je ne peux pas le dire. Quand on a vu ce que j’ai vu, on s’enferme. Que de discutailleries quand tout est en feu et tout est en jeu. Il nous faut, actuellement, pour nous sauver, non des raisonneurs ou des théosophes mais des Saints.

     20 octobre
     Discussion terrible avec Marabout. Il n’est pas solide sur ses positions, donc il ne fera rien. Comment les hommes les plus sages sont-ils si faibles quand on les regarde de près et qu’on leur dit d’agir ? Pourtant il ne donne pas l’impression d’avoir peur... Moi, je ne crois plus mais je referais encore ce que j’ai fait s’il le fallait parce que je ne veux plus revoir ce que j’ai vu.

     21 octobre 1944
     Levé le matin à 8 heures, défilé réussi. Discussions avec d’autres que je n’ai jamais vus dans les coins dangereux, mais tous, bien entendu, disent qu’ils ont fait quelque chose. Je me demande s’il ne suffit pas d’avoir de l’assurance et des idées nettes pour faire avaler n’importe quoi à n’importe qui.

 

     29 septembre 1944
     Ce matin, il y avait défilé mais comme j’étais de trop dans un rang et qu’Alpaga, qui n’a jamais rien fait de très courageux, me traitait rudement en me mettant en queue, je suis revenu à la maison. J’y occuperai certainement mieux ma matinée plutôt qu’à défiler dans les rues avec des menteurs.

     Quel retournement ! J’ai maintenant trop d’esprit critique. Il se met à combattre contre cet idéal impossible qui me fournit pourtant toutes les forces vitales de mon être. Aux impulsions de cet idéal, il oppose toujours la même barrière de "Pourquoi ?" au lieu de demander : "Comment ?" Puis-je éliminer les "Pourquoi ?" Me laisser balayer par la flamme en ignorant le feu ? Ce que mon esprit critique ne peut ignorer c’est que je suis fait comme je suis et ne peux trouver la joie qu’en étant moi-même. Je veux des réalités palpables.

     J’aimerais être celui qui avait mis le doigt dans les plaies du Christ pour y croire.

 

 

 

20/ Mascarades

(Récit)

     30 septembre 1944
     Quand Bret, quelques jours après, nous convoqua pour fouiller une maison où des miliciens s'étaient soi-disant retranchés, je n'y crus pas un seul instant et pour cette raison peu glorieuse je me rendis par curiosité au rendez-vous. Donc, toute la brillante équipe en route pour La Bastide. Dans la maison suspecte, les volets étaient fermés. Le jeune Heurté avait un revolver chargé, d'autres des mitraillettes boches en état de tir. Mais sauraient-ils s'en servir si on nous allumait ? Heurté, méfiant, se demandait si Bret ne les promenait pas en bateau pour se faire mousser auprès des militaires.

     Ils entrèrent par le jardin sur lequel une fenêtre était restée ouverte. Puis Bret se glissa le premier dans le couloir. Aucun meuble, et pour mieux dire, rien. Ils se partagèrent la visite des étages.

     Puis soudain, une rafale. Personne ne bouge. Ils ont peur. Finalement c'est un copain, la crème des cons, qui a tiré dans un plafond pour faire une blague. Il se fait redresser les bretelles par Bret, qui lui reprend son arme. L'autre part comme un fou en nous criant des bordées de noms d'oiseaux.

     Bien sûr, il n'y avait personne dans cette maison. Mais si des miliciens armés nous y avaient attendu, pas un seul du groupe Bret n'en sortait vivant.
     Seigneur délivrez-nous des jeunes crétins comme des vieux.

 

 

 

21/ Il y a encore des hommes.

(Récit)

     13 avril 1945
     Leur groupe Croix Rouge s'était porté volontaire pour partir comme brancardiers et infirmiers auxiliaires vers la Pointe de Grave. A Soulac-Le Verdon des allemands très aguerris dans la campagne de Russie, bien armés et retranchés derrière un puissant fossé antichar, avaient formé une poche de résistance. Ils ne voulaient pas se rendre avant qu'on leur en ait donné l'ordre d'en haut, mais ils n'avaient pas non plus d'idée offensive. Tout ce qu'ils demandaient c'est qu'en attendant l'Armistice qui ne tarderait pas, on leur fiche la paix.

     Mon père eut beau me dire d'attendre d'avoir passé mon bachot, donc dans 15 jours, avant de partir "faire l'idiot quand ça ne servait plus à rien", je suivis le groupe qui montait en première ligne. J'espérais peut-être trouver là-bas une guerre propre ? Et comme brancardier, au moins, je n'aurais pas à tirer.

     Au départ, j'ai eu droit à une photo tout casqué. Nos ambulances étaient flambant neuves. De vraies infirmières les conduisaient. De sacrées filles calmes et maquillées. Elles avaient fait d'autres campagnes mais ne voulaient pas en parler. Elles tiraient sur des cigarettes américaines et en offrirent aux brancardiers volontaires, qui firent semblant de fumer.

     Le Général de L. basé à Cognac, avait donné l'ordre au colonel M. d'attaquer cette poche de Soulac. Il disposait des FFI, des réservistes, et de Tabors Marocains. Pas grand monde en tout, avec des armes légères devant l'artillerie lourde de la Pointe de Grave et les blockhaus imprenables des allemands.

     Les ambulances furent vite bloquées. Par vent de sud, on avait mis le feu aux landes pour faire exploser les mines dont les Allemands les avaient truffées. Impossible d'avancer dans cette fumée. Le convoi rebroussa chemin. On s'installa pour passer la première nuit dans des cabanes de chasseurs de palombes. Un coup de chance ! Un obus tomba sur la route entre deux ambulances dont une brûla. Pour le coup, elle était "flambant neuve" !

     Des obus de mortier, les boches nous en arrosèrent toute la nuit. Tout le monde était à plat ventre dans les cabanes tandis que les éclats criblaient les planches et les murs de bruyère au-dessus de nos têtes. On chanta en chœur et à plusieurs voix pour épater les filles et pour oublier que la mort se promenait dans le bois.

     Au matin, un gradé nous dit de nous replier encore de cinq kilomètres. Les Allemands avaient réussi à retourner l'artillerie de marine de la Pointe vers les terres. Pendant que ces obus énormes soulevaient des montagnes de sable et de tourbe, des sénégalais et des marocains attaquaient les blockhaus avec des grenades et des F.M. Il y eut des tués et le reste cloué au sol ou réduit à un cache-cache sans gloire derrière les pins. Quand le colonel eut son compte de morts, ceux qui restaient se replièrent. Ils étaient dans une rage froide.

     L'un d'eux, qui parlait bien français, nous dit que L. avait donné l'ordre d'attaquer, alors qu'il était entendu entre les maquis et les Allemands encerclés que s'ils se tenaient tranquilles, on les laisserait attendre l'ordre de leurs chefs de se rendre, ce qui ne pouvait tarder, et ce qui effectivement se produisit peu de jours après. Les troupes allemandes de Verdon avaient même négocié un couloir démilitarisé au pont de Gua pour ravitailler la Pointe. C'était donc idiot pour ne pas dire criminel de faire tuer du monde pour strictement rien. L'autre avait ajouté : "...pour leurs galons".

     Contre un ennemi solidement retranché dans ses blockhaus, les assaillants ne se battaient pas. Ils se faisaient tirer comme à la chasse à la palombe.
     Le brancardier que j'étais se demanda, si le Marocain avait dit la vérité, quelle différence il y avait entre un gradé boche qui vous fusille pour un rien et un gradé français qui vous fait tuer pour ajouter des sardines sur sa manche ?

     Quand le bombardement cessa, il fallut aller ramasser les blessés et les morts dans les pins. C'étaient surtout des morts civils, des résiniers et des charbonniers dont les poumons avaient éclaté avec le souffle des énormes obus de marine ou qui avaient sauté sur des mines en essayant de s'enfuir.

     Tout le groupe demanda à rentrer à Bordeaux. Il fit savoir à son gradé qu'on ne se priverait pas de raconter ce qu'on avait vu, et même qu'on l'avait entendu dire "qu'on ne pouvait redorer le blason de l'Aquitaine sans verser de sang". Le gradé rétorqua que "la guerre n'était pas une affaire de fillettes". Les infirmières lui conseillèrent d'aller pisser son propre sang devant un blockhaus.

     Comme les tirailleurs n'arrivaient qu'à se faire tuer, des bombardements américains furent demandés. Comme d'habitude, ils déversèrent leurs bombes n'importe où et n'importe comment. C'était leur système : l'arrosage en tapis. L'enfer. On héritait à la fois des obus allemands et des bombes alliées. Que la guerre est jolie !

     Les infirmières devaient avoir aussi peur que notre équipe, mais elles le montraient moins. Tandis que les bombes fracassaient les arbres et mettaient le feu à ce qui n'avait pas encore brûlé, elles continuaient à fumer et se racontaient ce qu'elles feraient bientôt, après l'armistice.

     Tout le monde finit par se replier sur un blockhaus en plein bois, où était peinte une grande croix rouge. Beaucoup de blessés attendaient dehors sur des civières ou à même la terre. Des charbonniers brûlés dans leurs cabanes, des marocains et des allemands en uniforme, tous réunis dans la souffrance et le malheur.

     Dans le blockhaus il n'y avait que des infirmières et des chirurgiens militaires, tous allemands. Quand ils sortaient respirer, ils ne s'intéressaient pas plus à ceux qui entouraient leur blockhaus qu'à des pommes de pin. Ils ne s'occupaient pas plus de savoir qui ils opéraient. Français ou allemands. Dedans, ça puait le sang et l'éther. Ils nous firent signe de les laisse travailler tranquilles.

     Marfaing l'anarchiste osa dire tout haut ce que nous pensions tous : "Là-dedans, c'est plus des boches. C'est des allemands".
     Les ambulances françaises arrivèrent enfin pour évacuer les blessés et opérés.
     Quand les médecins et les infirmières sortirent, à bout de force, tout le monde leva son béret. Les FFI hésitèrent puis leur présentèrent les armes. On leur distribua des cigarettes et du chocolat. J'avais vu pour une fois mes héros de rêve et il fallait qu'ils soient allemands !

 

 

 

22/ Il y a enfin des lendemains...

     24 avril 44
     (Tout ce qui suit est extrait du journal. J'avais dix-huit ans. Il fallait bien ne pas désespérer)

     Il faut recréer en notre époque une force de méditation qui a disparu.
     Un idéalisme profond basé sur l'amour du beau, du beau de partout. A la fois intuition et logique, sensibilité, force de caractère par l'esprit critique.

     Créer des poésies simples et pures avec une forme aussi simple et pure. Je veux quelque chose qui n'a jamais été fait ou qui a été perdu en poésie : un amour pour tous les instants de la vie. Le poète ne doit pas faire une île ou une chapelle mais doit garder une grande liberté de style et d'expression, de choix dans ce qu'il chante.
     La poésie n'est qu'une rupture sincère profonde et pure.

     ...Moi je ne crois plus, mais je referais encore ce que j'ai fait s'il le fallait parce que je ne veux plus revoir ce que j'ai vu.

 

 

 

23/ Derniers mots

     Extrait de l'ordre général n° 13 du 15 mai 1945
     A Heurté Yves ayant participé à ces opérations.
     Le Colonel Milleret, commandant les forces Françaises de la Pointe de Grave cite à l'ordre de la Brigade :
     Equipe de secouristes de la Croix Rouge Française de Bordeaux
     Brillante équipe de volontaires qui s'est mise spontanément à la disposition des F.F.G.R pour le brancardage en première ligne pendant les opérations de la Pointe de Grave, du 14 au 21 avril 1945. A fait preuve à tous les instants, de dévouement et d'un mépris total du danger. Par sa brillante conduite, a contribué à élever le moral des troupes engagées.
     La présente citation comporte l'attribution de la Croix de Guerre avec étoile de bronze au fanion des équipes.
     Le présent ordre a été approuvé par le Général de Corps d'Armée commandant le D.A.ATL.
     Commandant Milleret
     Commandant les FFGR
Pour le chef d'état major :
     (signé, illisible)

(Journal)

     Décorés !
     L'équipe a hérité de la croix de guerre avec citation à l'ordre de l'armée ! Avec comme citation qu'on est allé ramasser des blessés sur des champs de mines ! Personne ne nous avait dit qu'on nous envoyait sur des champs de mines !

     8 mai 1945
     La plus grande bataille de l'histoire est finie. Les journaux disent : "La force brutale a cessé de parler, l'esprit écrasé se redresse, sous un coin de ciel bleu".
J'en ai trop vu des deux côtés pour garder ces illusions.

     Sur le front intérieur, il faudra lutter, pour tout changer, à un contre dix, ou contre cent, ou contre mille peut-être. Il faudra lutter pour sa vie spirituelle, il faudra lutter pour celle des autres. Poids écrasant, responsabilité énorme quand ce monde de chair, tout déséquilibré, repose sur quelques frêles épaules d'adolescents.

     D'un vieux monde pourri ou de la barbarie, qu'est-ce qui peut encore renaître ?

 

 

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